Klinkenberg Jean-Marie |
Écrit par Best of Verviers | ||||
Samedi, 25 Août 2007 05:55 | ||||
Voici la présentation que l’on fait de vous dans l’encyclopédie Wikipedia. « Jean Marie Klinkenberg est un linguiste et sémioticien belge né à Verviers en 1944, Professeur à l'université de Liège, Jean-Marie Klinkenberg y enseigne les sciences du langage, et spécialement la sémiotique et la rhétorique, mais aussi les cultures francophones…. Il est membre de l'Académie royale de Belgique et du Haut Conseil de la Francophonie. Il est président de l'International Association for Visual Semiotics. Signataire du Manifeste pour la culture wallonne en 1983, il conseilla au Premier ministre Guy Spitaels de modifier l'appellation "Exécutif wallon" par Gouvernement wallon ainsi que "Conseil régional wallon" par Parlement wallon, mais ne parvint pas à être suivi sur la transformation de "Région wallonne" en "État wallon". Il était à cette époque Président du Conseil supérieur de la langue française de Belgique ».
Jean-Marie Klinkenberg a écrit de nombreux ouvrages.
Quels sont les éléments fondateurs qui ont fait de vous un ardent défenseur de la langue française ? Un parent, un enseignant, des rencontres… ? Jean-Marie Klinkenberg : " Qu’il soit entendu que je ne suis pas un « défenseur du français ! ». Je ne défends pas le français, mais celles et ceux qui le parlent : c’est tout différent. Je défends le droit du citoyen à utiliser sa langue dans les aspects les plus contemporains de sa vie personnelle comme de sa vie professionnelle. Je défends son droit à les vivre dans un français auquel il puisse avoir un accès réel et actif (pensez à ces ménages endettés parce qu’ils ne savent pas lire les clauses en petits caractères de leurs contrats, aux justiciables condamnés sans avoir rien compris au prononcé de leur jugement, aux clients intimidés par le jargon des banques, aux usagers terrorisés par celui des administrations, ou tout simplement à votre déclaration d’impôts…). Bref, je défends les droits des usagers et la démocratie linguistique. Des usagers du français comme de toute autre langue, d’ailleurs : l’utilisateur du flamand, méprisé par la bourgeoisie francophone de Flandre au XIXe siècle, celui du berbère, du kurde, etc. En outre, il y a aujourd’hui des questions importantes (la violence des rues, celle que l’économie fait peser sur nous, celle, quotidienne et insidieuse, des médias), des questions, dis-je, qui ont une dimension symbolique, où la langue joue un rôle. Ce sont elles, et les solutions libératrices qu’on peut leur apporter, qui m’importent. Dans tout cela, le savoir sur les langues et le langage — qui fait, c’est exact, une partie mon métier — ne joue pas de rôle déterminant : est-ce qu’être un entomologiste fait automatiquement de vous un « défenseur » des termites ou des charançons ? Si je me suis investi dans ce que l’on pourrait appeler la politique linguistique (par exemple, la féminisation des noms de métiers — « la juge », et non plus « madame le juge » —, c’est un peu moi), c’est donc à cause d’autres influences que celles auxquelles vous songez : simplement, depuis mon enfance, j’ai vécu dans une tradition progressiste. Et c’est à ces milieux démocrates et engagés que je dois ce regard. Que j’ai pu aiguiser par la suite… Car évidemment, il serait exagéré de dire qu’il n’y a aucun lien entre cette action citoyenne et mon goût pour la langue… Ce n’est évidemment pas par hasard que je suis sensible aux aspects langagiers des aliénations et des exclusions sociales. D’autres le seront par exemple aux aspects économiques (certes bien plus déterminants) de ces problèmes. Ma responsabilité à moi est là : montrer qu’une politique de la langue est un chapitre de la politique sociale. Quant à l’intérêt pour la langue, je ne sais pas d’où il vient. Dès que j’ai su lire, j’ai dévoré : les bandes dessinées aussi bien que les étiquettes des bocaux de confiture ou les modes d’emploi. Et en première primaire, l’instituteur avait déjà remarqué que les mots, ces outils que l’on aime manipuler, étaient pour moi comme une friandise : il m’appelait « l’homme au vocabulaire »…
À Verviers, votre frère Lucien a succédé à votre papa comme peintre de renom. Quels souvenirs gardez-vous de votre papa, profondément enraciné par son métier dans la vie verviétoise ? Jean-Marie Klinkenberg : " Des souvenirs nombreux, évidemment. Et brûlants. Je lui suis, entre autres dettes, reconnaissant de m’avoir initié à une sorte de mélange rare de sens critique et de capacité d’émerveillement, qui débouche souvent sur des scepticismes enthousiastes, ou des doutes complices, comme vous voudrez. Mais est-ce que ceci intéressera vos lecteurs ? …"
Louis Klinkenberg, le peintre, par Maurice Pirenne (1954)
Un souvenir lié à la vie de peintre de votre papa, alors ? Jean-Marie Klinkenberg : " Durant les vacances scolaires, il me prenait avec lui dans sa voiture, lorsqu’il allait visiter des clients ou qu’il passait sur des chantiers. J’étais tenu d’être discret, mais je furetais évidemment partout. Outre que j’ai pu entendre pas mal de beaux mots alors mystérieux — comme « patine » ou « lambris » —, j’ai ainsi pu visiter pas mal de demeures de la région, en passant par la porte de service. Pas mal de lieux publics aussi. Je me revois dans le petit hôtel de ville de La Reid, en train de manipuler le sceau communal, et de jouer à faire de fausses cartes d’identité, sous le regard complice de l’employé." À Verviers, nous avons la chance de compter un nombre important de belles demeures. Y êtes-vous attaché ? Jean-Marie Klinkenberg : " Oui, je suis très sensible à l’homogénéité de l’habitat verviétois. Prenez, je ne sais pas moi, les façades de la rue Laoureux (je parle du trottoir de droite en montant) : quelle harmonie ! Et des ensembles comme cela, il y en a un peu partout dans la ville ! On doit cette homogénéité à une double circonstance : le fait que Verviers ait été une ville champignon, au XIXe siècle et au fait qu’elle était en crise au XXe, au moment où l’on faisait des buildings partout ailleurs, ce qui l’a en quelque sorte préservée…"
Pouvez-vous évoquer deux souvenirs de votre enfance. Un premier en relation avec un lieu verviétois ? Jean-Marie Klinkenberg : "Le lieu, pour moi, ce sera un trajet. Celui qui allait de chez moi, rue de la Colline (là où habitait aussi un autre de vos invités : Luc Sante), à ma petite école primaire, chaussée de Heusy. Ce trajet passait par la rue du Centre. On y passait devant une maison détruite par un robot durant la guerre, et longtemps restée à l’état de ruine. On y passait devant des entrepôts où l’on pouvait dérober des busettes, avec lesquelles on faisait des lances en les emboîtant, ou bien que l’on se mettait aux doigts pour se faire des ongles dignes d’un mandarin chinois. On y passait devant un petit magasin de chiques, comme il y en a à proximité de toutes les écoles, avec ses lacets, ses lards, ses poudres sûres et ses petits jus. Ce trajet était riche des mille observations que l’on fait le long des murs ou dans les rigoles. Devant le seuil de l’école passait parfois un prisonnier, attaché par des menottes à deux gendarmes, pour descendre au palais de justice tout proche. (L’instituteur nous les montrait par la fenêtre, à laquelle nous pouvions exceptionnellement grimper, comme les Spartiates montraient des ilotes ivres à leur jeunesse). Je regardais aussi des pigeons voler en rond, sous les ordres d’un colèbeû juché sur son toit, immobile comme une sentinelle, armé d’un mystérieux balai en guise de signal pour ses bêtes. Ou je jouais dans le sable jaune collant des maçons à l’œuvre.
On rentrait en septembre. Toujours, en septembre, j’ai vu la lumière rasante du matin enluminer ma rue, à contre jour, argentée. On avait l’impression de monter vers quelque chose d’immensément neuf…"
Septembre : la rentrée des classes d'un petit garçon. Photo Louis Klinkenberg
Un second lié à un événement qui s’est déroulé à Verviers ou dans notre région et qui vous a marqué ? Jean-Marie Klinkenberg : "Cela paraît extraordinaire, mais je me souviens des fêtes de 1950. « Le tricentenaire », disait-on sans plus. Cela désignait le troisième centenaire de l’attribution du titre de « Bonne ville » à Verviers. J’étais un de ces « enfants des écoles », main d’œuvre malléable habituellement réquisitionnée comme figurante pour produire le signifié « liesse populaire » lorsqu’un monarque ou un pape se déplace : ici, cette main d’œuvre avait servi à des cortèges, des manifestations dans diverses salles, des discours parfaitement ennuyeux, et dont mon souvenir exagère peut-être le nombre, mais pas l’ennui. Et c’est alors que j’ai appris à chanter « Or, por mi, dju sos fîr »… Sans vouloir reconstruire le passé, je me souviens que je me suis alors posé confusément la question de savoir ce que c’était un Verviétois. Bien sûr, je ne doutais pas que j’en étais un, puisque je vivais là et n’avais jamais vécu ailleurs. Mais je me suis demandé — pas avec ce mot-là, évidemment — ce que cela impliquait, ce que cela pouvait signifier au-delà de la pure donnée d’État-civil…
Est-ce là l’origine de la distance que je veux garder avec tous les patriotismes et tous les nombrilismes ? Toujours est-il que je ne cesse de vouloir vivre cette autre synthèse difficile : synthèse entre le bonheur d’avoir des racines et la méfiance que j’éprouve instinctivement vis-à-vis des « imbéciles heureux qui sont nés quelque part ». Synthèse entre l’internationalité qui fait que, comme être humain, je sois chez moi aussi à Lima, à Moncton et à Tel-Aviv, et le fait d’avoir des points de référence, entre le plaisir de me multiplier, grâce aux langues qui me permettent d’entrer en contact avec les autres, et celui de me trouver une unité dans la mienne."
La maison à la cigogne rue de la Colline — qui est donc un de ces points de référence — était l’atelier de peinture de votre père, puis de votre frère. Quelle est l’explication de la présence de cette cigogne ? Jean-Marie Klinkenberg :" C’est très simple : avant d’être le siège de l’entreprise de mon père et de mon frère, cette maison avait été celui de l’entreprise Felterre-Lenain (dont on avait fêté le centenaire quand j’étais petit), entreprise où mon père avait été ouvrier et qu’il a reprise. Or la cigogne est le symbole de la corporation des peintres en bâtiment. En hissant ce totem sur sa maison, le maître d’œuvre avait donc voulu célébrer sa profession. (Ce que d’autres ont fait ailleurs : par exemple, avenue Rogier, à Liège, vous verriez la quasi-jumelle de celle de ma maison natale). Mais sur tout ceci, mon frère Lucien vous en dirait plus…
Évidemment, il n’est pas nécessaire d’être au courant de cette signification : l’oiseau fait sans doute mieux rêver en conservant son mystère, voire son incongruité. Il a par exemple frappé un jeune écrivain contemporain, Rossano Rosi, qui dans son roman récent De gré de force évoque la présence tutélaire d’une cigogne de métal, veillant sur une ville que l’on peut identifier comme Verviers. En tout cas, petit, j’étais assez fier de pouvoir expliquer où j’habitais à des gens ignorant le nom de ma rue : il suffisait de dire qu’il s’agissait d’une maison coiffée d’une cigogne, et, hop, ils voyaient ce que je voulais dire !"
Une rue, une place, un parc, un monument que vous aimez particulièrement chez nous et pourquoi ? Jean-Marie Klinkenberg : " La Tourelle, bien sûr ! Son parc était un terrain de jeux des plus complets, avec ses buissons alors épais et son relief accidenté. C’était aussi un lieu d’ observation (je me souviens que c’est là en ville, que j’ai vu pour la première fois un écureuil). C’était un espace de mystère, où se vivait la profondeur de l’histoire : ce kiosque fermé, qui avait dû connaître une autre vie, ce parc énorme, derrière des grilles où l’on disait qu’il y avait un château, et surtout cette espèce de petite forteresse aveugle et condamnée à un éternel silence… Il y avait même une maison restée longtemps abandonnée, que l’on dépeignait comme un repaire de brigands. Car la Tourelle, c’était encore le lieu de toutes les peurs : on racontait que le soir, le lieu n’était pas sûr, et l’imagination affolée brodait sur les atrocités grand-guignolesques qui s’y perpétraient... C’était aussi un modeste laboratoire d’éducation sexuelle, puisqu’on pouvait y guetter du coin de l’œil les amoureux se bécotant sur les bancs publics. Bref, un terrain de vie !"
Que montrez-vous en premier à un ami de passage dans notre région? Jean-Marie Klinkenberg :" Cela ne m’arrive pas souvent de jouer au guide ! Mais lorsque ma compagne (qui aujourd’hui a plus d’activités verviétoises que moi) a voulu connaître et comprendre les lieux où j’avais vécu, voici le circuit que je lui ai infligé : on est arrivé en train — l’omnibus évidemment —, pour entrer lentement dans l’intimité de la vallée de la Vesdre. On a rapidement traversé le centre, pour voir les origines : tout ce qu’il y a entre Hôtel de ville et Vesdre. On est allé du côté de Renoupré, pour voir de près ce que le capitalisme avait été capable de faire, au XIXe siècle. On est revenu par la promenade des récollets, pour se persuader que dans toute cité en vallée, on a « Les saisons en ville » (pour faire un clin d’œil à Italo Calvino). Crochet par les Hautes mezelles et Spintay, pour philosopher un brin sur la roue de la fortune. Puis l’Harmonie. Puis les beaux quartiers du sud, dont les habitants ne voient sans doute pas ce qu’ils ont d’exotiques…"
La balade de Jean-Marie
Un débat passionnant a eu lieu sur notre forum « Se sentir verviétois ». « Nous sommes Verviétois par nos racines, nos familles, nos liens, notre tissu social,.... La Vesdre comme élément fondateur de notre ville. Bien sûr ! La Vesdre comme vecteur de développement économique. Certainement Et notre culture ? Au hasard : La Vierge noire, Bihin, le leup, les feux de la Saint jean, le chat volant, le jogging déguisé,... et j'en passe ! » Pour vous quels sont les éléments qui font que l’on puisse se sentir verviétois aujourd’hui ?
Jean-Marie Klinkenberg : " De toutes les manifestations possibles d’identité, la personne qui a écrit ces lignes en a oublié deux, capitales pourtant. La première est notre langue. Même si on ne la parle plus, elle est sans cesse dans notre oreille, comme une musique familière, et ce qui en reste habite notre bouche, à travers des interjections, de petits automatismes... Or ces habitudes langagières c’est une de nos marques les plus sûres pour nous distinguer de l’autre. Je sais certes parler le liégeois, mais quand, à Liège, je m’exclame « çu n’èst né veûr », devant un interlocuteur qui aurait dit, lui, « ci n’èst nin vraye », je lui impose puissamment mon altérité. Aussi sûrement que si je lui parlais inuktitut ou malgache ! L’autre marque oubliée, c’est la cuisine. Aussi importante que la langue, celle-là ! Pour moi le vautchon (vous ne me ferez pas prononcer ce mot autrement), c’est l’équivalent de la vierge de Czestokowa pour un pape polonais…
Cela dit, de même que je me méfie des patriotismes, je me méfie des identités. Notamment parce qu’elles enferment les gens dans des essences. Or les identités, que l’on dépeint toujours dans leur pérennité, ont une histoire : leurs manifestations ont un début, et elles auront une fin. Et surtout, elles servent de desseins bien variables. Par exemple, les activités autour de la figure du chat volant sont l’exemple type d’un folklore suscité (je ne dis pas ressuscité) à un moment donné. L’important, c’est de savoir pourquoi nous avons besoin de ces choses, à quoi nous les faisons servir. Car je me refuse à parler des identités comme d’essences mystérieuses, qui nous déterminent à priori. Ces identités-là sont meurtrières, comme le dit Tahar Ben Jelloun. Il en va autrement si l’identité est un outil pour se situer dans le monde, un processus dans lequel on se construit, et au cours duquel on choisit. Une vraie réponse à la question de l’identité verviétoise dépend donc de ce que veulent les citoyens de Verviers : quel projet se donnent-ils, dans quel avenir entendent-ils se projeter ? que veulent-ils faire ensemble ?"
Précisément. La ville de Verviers est secouée et profondément divisée par le projet de la création d’un nouveau centre commercial sur la Vesdre. Sans entrer dans un débat politique, quelle est votre analyse ? Jean-Marie Klinkenberg : " Il me semble que ces débats illustrent quelque chose qui peut apparaître comme un paradoxe. D’un côté, on n’a jamais autant détruit les témoignages du passé (pensez à toutes ces langues qui disparaissent chaque année…). Mais de l’autre, on ne s’en est jamais soucié avec autant de passion. Ce n’est pas vraiment un paradoxe : cette passion est une compensation à la rapidité de l’histoire. Mais ce qui est peut-être nouveau est que les deux tendances coexistent dans le même corps social, de manière pure, jusqu’à l’intégrisme. Et donc jusqu’à la déchirure. Il semble qu’il n’y ait plus de place pour une synthèse, que j’appelle de mes vœux. Car le pur maintien n’est jamais une solution, et a même autant l’odeur de la mort que la destruction. Dans la ville où j’habite aujourd’hui, un musée important a manqué ne pas voir le jour parce que des citoyens se sont crispés sur la destruction de quelques maisons XIXe qui allaient disparaître. Je trouve cela absurde. Car de telles maisons, nous en avons encore des milliers. Et ce musée a précisément pour fonction de faire comprendre, et donc faire vivre le passé. Si la logique de la conservation pure avait toujours prévalu, nous n’aurions ni le Louvre, ni Sainte-Sophie, ni Saint-Pierre de Rome…
En ce qui concerne le projet sur la Vesdre, je ne puis me prononcer, n’ayant pas vu le détail des plans. Mais je livre deux éléments de réflexion aux combattants.
Tout d’abord, je pense que se contenter de dire « la Vesdre est une partie de la personnalité de Verviers », c’est reprendre un peu vite le discours de l’essentialisme dont je parlais tantôt. Car la Vesdre, ce n’est pas une donnée intangible : elle a changé, et elle changera encore. Dans mon souvenir, elle a peu à voir avec ce qu’elle est aujourd’hui. C’était typiquement la rivière qui se faisait oublier : elle était enserrée, corsetée entre les haies de maisons. En quelque sorte, elle était déjà couverte, mais verticalement : d’un côté, l’étroite et louche rue du marteau, de l’autre la robuste rue Spintay. Elle ne se livrait qu’à celui qui osait la promenade des Récollets, pas bien famée, ou à celui qui s’échappait des quartiers industriels par les rochers du trou de sottais. En ville, on ne la voyait que furtivement, et toujours en enfilade, au moment où l’on se trouvait sur un de nos petits ponts. Et alors, son caractère merveilleux, magique même, c’est qu’elle était tantôt rouge, tantôt bleue, selon ce qui se tramait dans les teintureries. Voilà ma Vesdre. Pas grand chose à voir avec celle d’aujourd’hui, n’est-ce pas ? Le deuxième élément que je livre, et qui peut servir aux concepteurs, c’est que la Vesdre — mais encore une fois, c’est ma Vesdre… — ne me paraît pas faite pour les grandes perspectives (je me sens perdu, dans cette absence de rue du marteau, et aux alentours du pont Parotte : pour moi, ce sont ces espaces disproportionnés qui sont un échec). Non : c’est une rivière de vallées, qui rime avec les perspectives resserrées et l’intimité, une rivière de coudes, qui doit toujours flirter avec l’accident. Si j’étais urbaniste — mais on ne m’a rien demandé —, c’est de cette donnée-là que je partirais…"
Dans ce contexte, les divergences profondes entre partisans et opposants du projet montre que des hommes faisant partie d’une même communauté ne parviennent pas à se comprendre alors qu’ils parlent la même langue, le même langage. Vous qui enseignez les sciences du langage, et spécialement la sémiotique et la rhétorique, comment expliquez-vous cette incompréhension ? Jean-Marie Klinkenberg : "Mais il ne s’agit pas d’incompréhension ! Il s’agit d’opposition, ou — dans l’hypothèse la plus favorable — de négociation. (Et c’est bien d’opposition et de négociation que s’occupe la rhétorique). Un langage, ce n’est pas seulement un moyen de communication : c’est d’une part une représentation du monde, et c’est, de l’autre et surtout, un moyen d’imposer cette représentation au corps social. Une représentation du monde : on peut par exemple assigner aux mêmes mots des valeurs différentes, parfois antinomiques en fonction de cette vision : pensons aux mots « terroriste» et « résistant », qui désignent toujours les mêmes personnes, mais dans deux univers de pensée distincts. Il s’agit ensuite d’imposer ce mode de pensée en le faisant passer pour naturel, comme allant de soi. Il y a donc, depuis toujours, une lutte pour la maîtrise sur les mots, comme il y en une pour la maîtrise sur les médias : le pouvoir nous impose sa vision à travers son langage. C’est pourquoi — et ce n’est pas innocent —, vous avez appris à utiliser « flexibilité » et non « droit de jeter les gens comme un bout de papier gras », vous trouvez normal de dire « restructuration » et non « augmentation des gains des actionnaires », et on en est même venu à appeler « conservateur « celui qui ne veut pas retourner au XIXe siècle…
Dans le cas présent, il est évident que « progrès », « démocratie » ou « qualité de vie », sont « compris », mais sont investis de contenus qui peuvent différer. La question est donc : de quels contenus investit-on les mots ? quels enjeux cachent-ils ? Expliciter les positions et les enjeux, voilà le rôle d’une rhétorique démocratique."
Un lieu où vous aimez vous rendre volontiers et pourquoi ? Jean-Marie Klinkenberg :" Les Fagnes. Elles sont inépuisables. Je dis les Fagnes parce qu’il faut bien dire avancer un nom . Car en fait, je pense à toute la bordure nord de l’Ardenne. Quand on regarde la carte des sentiers de grande randonnée dans ce coin d’Europe, on s’avise que c’est ici qu’ils connaissent leur plus forte concentration. J’y marche souvent, et je n’ai pas fini de les sillonner."
Jean-Marie Klinkenberg en Fagnes
Un artiste de chez nous qui vous tient à cœur et pourquoi ? Jean-Marie Klinkenberg : " Maurice Pirenne, évidemment ! Même s’il y a des contemporains que j’apprécie, au premier rang desquels Roland Breucker. Même s'il y a des cinéastes comme mon ami J.J. Andrien. Même s'il y a un personnage comme André Blavier, à qui je dois tant. Mon père, par qui vous avez commencé, avait été l’élève de Pirenne. Tous les dimanches, c’était le même rite : il allait à la Bibliothèque communale, d’où il ramenait une brassée de livres. De là, il montait à Stembert, véhiculant André Blavier, et passait deux heures avec lui chez Pirenne. Avec le comte Pirenne, ils ont été les exécuteurs testamentaires du peintre. Nous avons été éduqués dans la vénération de son œuvre, très présente dans la maison familiale, comme elle l’est aujourd’hui dans la mienne. C’est une œuvre que nous avons appris à regarder, précisément parce que ce qui s’y est d’important se trouve dans les marges, dans les à-côtés. Cette disqualification de l’anecdote au profit d’une sorte d’essence du visible fait sans aucun doute de Pirenne un égal de Morandi. Une œuvre qui a beaucoup compté dans ma formation de sémioticien. La question centrale de cette discipline est en effet : comment donne-t-on du sens à ce que l’on voit ?"
Quels messages voudriez-vous donner à vos « futurs » petits enfants, ceux qui naîtront dans un siècle par exemple ? " Un message ? Bigre… Un souhait, disons : soyez heureux !"
Photo : Norma Patiño Christophe Dechêne, pour Best of Verviers, Août 2007
Christophe Dechêne, Août 2007 |
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Mise à jour le Dimanche, 06 Mars 2011 08:46 |
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