Joris Freddy, histoires de passion
Écrit par Best of Verviers   
Lundi, 21 Septembre 2009 13:43

Depuis la création de la rubrique "Nos gens", nous essayons de toucher à l'âme et à la singularité de personnalités attachantes, celles qui ont des choses à dire. Freddy Joris est de ceux là. Son interview reste une des plus intéressantes et passionnantes à lire au niveau de l'analyse de fond qu'il  parvient à poser sur notre ville de Verviers : passé, présent et à venir.

Il nous parle avec franchise et conviction de ce qu'il est, de ce qu'il aime ou le déçoit, de ses rêves, des lieux qui le font vibrer et qu'il protège. Une vision globale parfois sans concession. Une interview comme on les aime...

Freddy Joris, pourriez-vous vous présenter aux visiteurs de « Best of Verviers » ?

Je suis né à la clinique de la rue Masson à Verviers en juillet 1955, le 11.

Habitant rue des Six-cents Franchimontois à Andrimont, j’ai fait mes maternelles et mes primaires dans la vieille école communale de Fonds-de-Loup place Simon Gathoye, dans les mêmes murs donc que le futur syndicaliste Jean Roggeman à la fin du XIXe siècle, Roggeman dont la fille Marie était devenue institutrice en chef de l’école primaire des filles de Fonds-de-Loup quand ma sœur Nicole fréquenta cette école.

Après quoi, j’ai accompli de 1967 à 1973 mes Humanités classiques à l’Athénée Royal de Verviers, à l’époque du Préfet Roger Mathieu, puis une licence en Philosophie et Lettres, orientation Histoire contemporaine, à l’Université de Liège, de 1973 à 1977, voici un peu plus de trente ans donc.

 

 

 

 

De là, la parution fin 2008 de votre ouvrage « Trente ans aux fourneaux de Clio » ?

Depuis ma sortie de l’Université en 1977, je n’ai pu hélas travailler à temps plein comme historien que durant un peu moins de sept ans avant de devoir réorienter ma carrière vers d’autres chemins, parfois inattendus, mais je me suis toujours efforcé de poursuivre des recherches et d’en publier les résultats.

Mon premier titre, en 1978, a été suivi de dix autres jusqu’à cette année, ainsi que par cinq ouvrages collectifs conçus et dirigés par mes soins.

Dans ce recueil, j’avais voulu réunir en complément la majeure partie des articles, notices diverses, préfaces, etc., que j’ai dispersés depuis trente ans aussi au fur et à mesure des engagements ou des sollicitations, parallèlement aux livres que j’ai pu réaliser dans ce même laps de temps.

Un peu plus de la moitié des quarante-huit textes rassemblés sont des articles à connotation historique et même les trois quarts si on y ajoute ceux relatifs au patrimoine architectural, tandis que les autres sont des témoignages sociétaux devenus à leur tour, avec le temps, source historique.


Quel a été votre parcours professionnel ?

Je peux dire qu’il n’aura rien eu jusqu’ici, et c’est finalement heureux, du long fleuve tranquille d’une carrière académique. C’est que, après avoir décroché mon diplôme d’historien et avoir obtenu, par mon professeur feu Robert Demoulin, trois années de chercheur à mi-temps au Centre Interuniversitaire d’Histoire Contemporaine pour poursuivre l’analyse de la presse verviétoise que j’avais entamée comme étudiant, puis vingt mois comme bibliothécaire à l’Université au titre de service civil (puisque je fus parmi les 3 ou 4% de jeunes qui préféraient chaque année un service civil deux fois plus long plutôt que de subir le service militaire), il me fallut hélas constater que je n’avais ni le sexe, ni la filiation, ni l’appartenance philosophique souhaitables pour pouvoir poursuivre une carrière à l’Université de Liège.

Il fallut donc bien vivre, et la suite fut plus chaotique : je partis en 1982 (et pour six ans) vivre à Bruxelles, où je pu travailler après six mois de chômage, un an aux éditions « Vie Ouvrière » (dans la constellation du MOC) puis deux autres à « Mémoire ouvrière » (une antenne du PS) comme historien ; ensuite ce fut une grosse bifurcation pour cinq années comme conseiller politique dans l’équipe de Guy Spitaels, un homme d’une grande envergure intellectuelle avec qui j’entretiens encore d’excellents rapports aujourd’hui; puis de nouveaux tournants encore dans les années ’90 avec des allers-retours entre la direction du TEC Liège et celle du cabinet ministériel de Robert Collignon ; enfin vinrent la création, la direction et l’expansion de l’IPW à partir de l’été 1999.

Et tout au long de ces décennies, je fis l’effort de poursuivre parallèlement des recherches historiques et la publication d’ouvrages seul ou sous ma direction, tout en déplorant le manque de dynamisme de certains parmi ceux payés par la collectivité pour faire de même dans leurs tours d’ivoire universitaires mais qui refusaient de faire l’effort de diffuser largement leurs recherches ou, pire, qui négligeaient celles-ci pour d’autres occupations lucratives.

 

Revenons à votre enfance. Avez-vous un souvenir précis lié à notre ville ?

Outre l’école Fonds-de-Loup comme je l’ai dit, et l’Athénée, un lieu qui m’a marqué est le Grand-Théâtre, où mes parents m’avaient offert, alors que j’étais fort jeune, un abonnement au cycle d’opérettes. J’y retrouvais chaque dimanche après-midi mon grand-père et sa sœur, et j’assistais assez émerveillé, en fin de saison, aux hommages rendus à la suite du spectacle à tel ou tel artiste auquel celui-ci était dédié. On amenait sur la scène à la fin de la représentation une grande table chargée de cadeaux, et des bouquets de fleurs étaient lancés de toutes parts en plus. Du moins est-ce une image qui s’est gravée dans mes souvenirs.

 


 

Y a-t-il un fait historique qui vous a marqué ?

Dans l’histoire verviétoise, c’est évidemment le dynamisme du mouvement ouvrier, à partir de 1759 et surtout au XIXe siècle, un mouvement qui a écrit une page capitale d’histoire sociale dont l’importance dépasse largement le cadre local. Il est d’autant plus regrettable qu’elle s’estompe de la mémoire collective verviétoise et avec elle le souvenir de ceux qui ont tenté, avec autant d’illusions que de courage d’ailleurs, de forger un monde différent, en aboutissant au moins à imposer peu à peu pour leurs enfants un quotidien moins éprouvant et moins humiliant.

A cet égard, je salue les efforts de mes amis de la FGTB verviétoise, et de Marcel Bartholomi en particulier au début, pour contribuer à ce que ce passé soit régulièrement rappelé aux militants et si possible à tous les Verviétois d’aujourd’hui.

 

En quelques mots, de quelles grandes étapes faudrait-il se souvenir ?

D’abord en 1759 la création du premier syndicat moderne de la future Belgique. Ensuite, un peu plus d’un siècle plus tard, l’Internationale, qui fut un éveil important des masses ouvrières, jusque-là peu associées aux efforts sincères de quelques bourgeois démocrates qui s’étaient vigoureusement manifestés à Verviers en 1848.

L’Internationale n’a pas été qu’un feu de paille, une sorte de grande répétition générale avant la formation définitive d’un Parti ouvrier. Malgré des difficultés sans nombre, les « meneurs » verviétois ont innové en créant des organismes ouvriers de type coopératif, mutuelliste, syndical, philosophique, culturel et même féministe.

 

Enfin l’énorme mouvement verviétois de syndicalisation en dehors du POB, permettant d’associer dans les mêmes organisations au début du XXe siècle ouvriers socialistes, révolutionnaires et chrétiens, ce qui aboutira à la signature à Verviers de la première convention collective de l’histoire du pays après un lock-out de plusieurs semaines.



Vos livres vous ont amené à voir Verviers d’une autre manière. Qu’est-ce qui vous étonne toujours aujourd’hui ?

Le peu de conscience qu’ont aujourd’hui bien des Verviétois de ce que furent la puissance économique et financière de leur ville au XIXe siècle et corollairement l’importance de son mouvement social. Le manque de conscience encore plus flagrant, absolument total pour ainsi dire, de ces mêmes facettes de l’histoire verviétoise dès que l’on sort de notre région.

 

Quel serait votre rêve pour Verviers ?

Que les politiques locales d’urbanisme, du patrimoine, des travaux, du tourisme, etc, à la fois respectent et exploitent davantage, dans le cadre d’un plan d’ensemble à long terme largement concerté et mis en œuvre patiemment, les atouts dont le territoire local a hérité grâce à cette histoire.

Beaucoup a été massacré depuis les années ’70 et la disparition en partie ou en totalité du bâti ancien des rues de Hodimont, du Moulin, Saucy, Cerexhe, du Marteau, du Collège, du Gymnase, sans oublier Sécheval, Sommeleville ou la rue de Limbourg.

Et le massacre continue ou menace régulièrement, je me suis déjà exprimé à ce sujet à propos des Grandes-Rames il y a plus de 25 ans, de la Grand Poste dans les années ’90, de la maison Bauwens, des jardins de la rue Bidault ou du Manège récemment, sans parler (ce que je m’abstiens en général de faire vu mes fonctions à l’IPW) de la toute récente démolition de l’ancien hôtel de l’Aigle Noir place du Martyr ni de ce qui a failli prendre place sur la Vesdre.

Une espèce d’état de vigilance permanente reste de mise, et cela a de quoi décourager parfois. C’est évidemment aux antipodes de ce dont je rêve, qui consisterait à mettre le respect et la valorisation de l’héritage existant au cœur du projet de ville. Ici, sans nier l’ampleur des autres défis urbains auxquels sont confrontés les gestionnaires communaux ni les restaurations réussies ou projetées d’édifices majeurs, il y a une tradition de démolition /reconstruction (quand reconstruction il y a) héritée des années ’60 qui fait ou peut faire encore du dégât.

 


 

Quels endroits de Verviers préférez-vous, et pourquoi ?

Esthétiquement, les grands boulevards arborés derrière Sainte Julienne, pour leur beauté et leur calme. Symboliquement, les Grandes-Rames parce qu’elles sont à la fois un des rares témoins encore debout de ce que fut la misère de la classe ouvrière verviétoise au XIXe siècle et du paternalisme intéressé de ceux qui, en l’exploitant, s’enrichissaient tout en enrichissant leur ville.

 


 

Enfin sentimentalement, ce serait la promenade des Hautes  Mezelles, pour le panorama complet qu’elle permet sur toute la ville et que j’ai tenu à faire découvrir moi-même à mes filles il y a quelques années comme mon père me l’avait fait découvrir.

 


 

Citez une personne célèbre qui vous a impressionné dans l’histoire de Verviers ?

On comprendra que je cite Pierre Fluche puisque j’ai rédigé sa biographie il y a douze ans et dont on commémore cette année le centenaire de la mort. Les faits sont là : Fluche a impulsé, accompagné, orienté ou dirigé selon le cas toutes les étapes du mouvement ouvrier verviétois depuis ses débuts à Verviers en 1865 jusqu’au lendemain du grand lock-out, en 1906, et en dépit de son mandat d’échevin à la fin de sa vie, il a payé son militantisme par la prison, par des tracas continuels et par la misère en maintes occasions – quand Léopold II, entre 1865 et 1909 lui aussi, passait tant de temps au soleil de la Côte d’Azur ou au chaud des nuits parisiennes.

Les lettres intimes de Fluche témoignent de ses difficultés de militant tout comme de la sincérité des convictions de l’homme. Il est resté empreint jusqu'au bout d’un vieux fond d’anarchisme, et lucide sur les impuissances (déjà) du Parti Ouvrier, mais en restant publiquement fidèle à celui-ci dont il était le leader local historique.

 

Vous êtes un inconditionnel de Fluche pour l’avoir ainsi fait revivre dans la mémoire locale ?

Ni de lui, ni de personne, mais j’ai nettement mes « préférences » et c’en est une.

Bien sûr, Fluche révolutionnaire puis construisant le POB, refusant l’action politique puis finissant échevin, fréquentant l’avocat démocrate-chrétien Maquinay après l’anarchiste Kropotkine, n’a pas le parcours rectiligne de ce dernier, mais comme l’écrivait Régis Debray dans Loués soient nos seigneurs en 1996, on perçoit aujourd’hui comme ambiguïté une suite de sincérités superposées et parce qu’on observe les commencements à travers le dénouement, et qu’on juge du but visé par le but atteint, on critique trop aisément ces contradictions chez les militants d’hier. J

’essaie moins de me forger une opinion sur ce passé, et de le juger, que sur le présent qui s’en dit l’héritier, et à cet égard, je me suis pour ma part retiré du PS peu après les élections de juin dernier, après 27 années d’affiliation.

 

Si vous deviez citer un nom de rue qui vous tient à cœur, ce ne serait donc pas nécessairement la rue Pierre Fluche alors ?

Non.

Symboliquement, cela pourrait être aussi la rue Chapuis, la rue Fyon, ou encore la rue Jean Kurtz, du nom de ce jeune professeur de l’Athénée tué au combat par les Allemands lors de la libération de septembre ’44. Et sentimentalement, la rue des Fabriques, une fois encore pour tout ce que ce nom évoque d’histoire sociale, et parce que je l’ai parcourue en partie ou en totalité des milliers de fois à pied pour me rendre en ville ou en revenir, jusqu’à l’âge de 22 ans.

Aujourd’hui, avec toutes les autres rues de ce quartier, elle illustre bien deux changements radicaux survenus dans notre ville en l’espace d’une trentaine d’années : d’abord la mort du petit commerce local et, en partie seulement, son remplacement par des commerces liés à l’immigration ; ensuite, précisément, cette immigration, un phénomène habituel à Verviers depuis deux siècles, mais qui a cette fois fait basculer notre ville ou en tous cas notre centre-ville dans une multiculturalité, un métissage intercontinental qui est une donnée radicalement neuve pour la cité.

Pour moi, une des réussites du festival « Fiestacity », par sa programmation mais surtout je crois par sa gratuité, c’est de réussir à réunir dans un esprit festif toutes les populations verviétoises de toutes origines et de tous les âges durant plusieurs jours au centre-ville, et cela le singularise heureusement de beaucoup d’autres.

 


 

Que montreriez-vous en premier lieu à un ami de passage à Verviers ?

Le parcours « laine » du CTLM et l’ancienne usine Bettonville, la rue Jules Cerexhe et ses restaurants, l’Harmonie et son parc, la résidence Simonis rue de Limbourg où naquit la révolution industrielle sur le continent, bref un mélange de sites à la fois chargés d’histoire, de symboles et d’une certaine beauté chacun, auxquels j’ajouterais la « réserve visitable » de machines textiles du Solvent si mon ami Léon Sagehomme est disponible.

 


 

Quelle carte postale pourrait le mieux représenter Verviers ?

Une photographie prise depuis les Hautes Mezelles ou depuis les escaliers de la Paix rue du Palais pour la vue d’ensemble. Sinon, notre exceptionnel Hôtel de Ville bien sûr.

 


 

Un resto ou un bistrot sympa ?

Je ne fréquente plus les bistrots, mais je conseillerais « Chez Georges » où mes filles semblent retrouver l’atmosphère qui régnait jadis au « Pub » face à l’Harmonie. Côté resto en centre-ville, je citerais la cuisine de « L’Europe », les plats de « L’Ogre de Barbarie » tenu de longue date par Stavros et Athanase qui restent des modèles inégalés de convivialité souriante, et à l’Harmonie le « Come Da Noi » qui est une réussite esthétique autant que culinaire dans un cadre de grande qualité.

Et un livre sur Verviers ?

Une fois de plus, je ne saurais pas me limiter à un seul titre.

Deux me viennent en tête car l’un et l’autre décrivent avec talent des souvenirs d’enfance et d’adolescence du Verviers des années ’50, qui se perpétua encore jusqu’au milieu de la décennie suivante : L’effet des faits de Luc Sante, paru en 1999, et, plus ancien, La promenade des Récollets de Michel Graindorge, auxquels j’ajouterais pour le plaisir des yeux et de la découverte le superbe volume de mon ami Lucien Klinkenberg et de Jacques Spitz sur "Les décors intérieurs verviétois" qui est sans doute actuellement la plus belle carte de visite de la Ville!

 

Merci Freddy Joris pour votre franchise et le temps que vous avez consacré à Best of Verviers.

Cette rencontre permettra, nous l'espérons, aux jeunes et moins jeunes que nous sommes d'appréhender mieux encore ces lieux de vie et  savourer ces espaces chargés d'histoire !

Mise à jour le Lundi, 21 Septembre 2009 11:13