On a effacé le château
Écrit par Albert Moxhet   
Mardi, 23 Décembre 2014 21:42

 

Conte de Noël d’Albert Moxhet  

Illustrations d’Anne Liégeois

 
  Chaque matin, en allant prendre le journal dans sa boîte aux lettres, il levait les yeux vers le château. Au sommet de son mât, le drapeau lui indiquait ainsi d’où venait le vent. Parfois, une brume épaisse cachait les ruines perdues derrière les grands arbres et ne laissait voir que l’ébauche d’une toile d’araignée que dessinaient les fils électriques traversant la rue depuis un poteau proche.

 


 

Il n’y avait pourtant pas de brouillard, ce matin-là, une légère neige couvrait le paysage, mais il ne vit pas le château et, malgré leurs feuilles tombées, les squelettes des grands arbres ne dissimulaient plus les vieilles murailles. Intrigué,  il y regarda à deux fois : non, vraiment, le château n’était plus là. En une nuit, on n’efface pas ainsi du paysage un monument classé d’une telle ampleur ! Certes, dans les légendes, il arrive que le Diable démolisse d’un coup un édifice qu’il venait de construire pendant la nuit, mais ce n’est pas ce contexte-là qui joue ici. Il n’y avait personne dans la rue pour partager son étonnement. De plus en plus perplexe et bien résolu à en savoir davantage, il entra dans sa voiture et, après un coup d’essuie-glace, démarra prudemment sur la neige fraîche.

Arrivant sur le parking, il fut encore plus surpris : le château était bien là, mais dans l’état où il était au XVIe siècle, si l’on en croit certaines gravures, c’est-à-dire après la construction de la grande enceinte voulue par Érard de la Marck. Il pénétra dans le château par la porte de la tour d’artillerie sans que les gardes ne l’arrêtent. Personne, d’ailleurs, ne faisait attention à lui, on ne semblait pas le voir, alors que son costume était si différent de ceux des gens qu’il croisait. Son étonnement redoubla lorsqu’il se rendit compte que la basse-cour avait été aménagée en un long jardin s’étalant au pied des hautes murailles. Outre des carrés de plantes aromatiques et médicinales comme il en avait apprécié la richesse dans diverses abbayes, il voyait des rangées de légumes poussant sous les rayons dorés du soleil. Il remarqua des choux, du fenouil, des navets et du céleri, reconnut des panais, aperçut des tiges de pois grimpant le long de perches. En plusieurs endroits, des hommes, des femmes, des enfants aussi s’activaient avec des bêches et des houes à préparer de nouvelles cultures sans s’inquiéter le moins du monde de sa présence.  D’autres, un panier de légumes à la main, pénétraient dans la haute-cour. Il leur emboîta le pas.

Sous la galerie courant contre la muraille surplombée par la chapelle, une jeune femme, vêtue très  simplement, était assise près d’un berceau où vagissait un enfant.  Elle  discutait familièrement avec quelques personnes à qui elle donna des bouquets d’herbes aromatiques.  Curieux, il s’approcha timidement. « Et voilà pour vous », dit la jeune femme en lui tendant une petite gerbe liée d’un brin de paille et dans laquelle il reconnut avec étonnement la tanaisie, la menthe, l’hysope, la sauge et la marjolaine fraîchement coupées alors qu’on était hors-saison.

En verrouillant sa voiture garée devant chez lui, il regarda instinctivement vers le château : le drapeau flottait allègrement au sommet des murailles. Il remarqua aussi que la neige avait disparu et que, devant la porte, son sureau promettait de belles grappes fleuries.

 

 

Mise à jour le Mardi, 23 Décembre 2014 21:55