La théorie de la relativité II
Mercredi, 04 Août 2010 02:09

Tour d’horizon bordelais...

« Quand les traces de nos pas se seront estompées sur la grève de la Garonne bordelaise, quand de notre passage dans les rues d’Aquitaine ne subsisteront plus que des ombres enveloppant le souvenir des pierres… »

Ainsi s’achevait la première partie de mes réflexions axées sur la « théorie de la relativité » ; mais avant que ces traces à jamais ne s’éclipsent, je voudrais encore une fois plonger au cœur des souvenirs en ellipse pour que se réverbèrent sur ces pages certaines des pensées nées du kaléidoscope bordelais…

 

Pour cette promenade en mots et en images, j’entends écarter les feuilles de vigne couvrant ces magnifiques lampadaires des quais de Garonne pour en dévoiler toute la lumière et braquer cet arc-en-ciel irisé sur les aspects de la ville m’ayant le plus marquée.

D’emblée, Bordeaux la blonde semble accepter de bien bon gré d’être livrée en pâture à l’objectif indiscret des chasseurs d’images invétérés cherchant leur meilleur cru photographique tapis à l’orée des treilles urbaines...

 

 

 

Mais en contrepartie, le photographe-vendangeur pourrait bien se faire « cueillir » à son tour…

 

 

 

Tout ici semble voué à l’observation en miroir : lunettes réfléchissantes, miroir d’eau captant le capteur, félin trop curieux, statue inquisitrice, cheval aux yeux de perle noire, vache aguicheuse... Et oui, même les vaches ! Jusqu’au 14 septembre, Bordeaux est emplie d’extravagants bovins égayant tous les coins et recoins de la ville dans le cadre d’une exposition qui fait le tour de la planète : une Cow Parade, ici appelée Bordeaux and Cow, qui a déjà exposé dans plus de 60 villes du monde ce cheptel coloré dont la possibilité d’acquisition d’un exemplaire vise à financer divers projets caritatifs. En haut de la rue menant à la Cathédrale, alors que mes amis me montraient la maison de Goya (aujourd’hui devenue siège de l’Instituto Cervantes), je me disais amusée que si le peintre revenait incognito du royaume des morts pour faire un tour dans sa ville d’accueil, il penserait peut-être qu’elle avait décidé de recréer en son honneur un tableau estival grandeur nature tiré de la série tauromachique du grand maître espagnol…

 

 

 

 

Dans ce tableau intitulé Diversión de España (Divertissement d’Espagne), Goya montre une humanité apparemment plus ‘primaire’ que la gent animale, se livrant à des gestes tauromachiques non identifiés à l’encontre de ruminants perplexes… Or en ville aujourd’hui,  ces vaches extrêmement sympathiques sont amoureusement caressées, visuellement disséquées, follement cajolées ou curieusement tripotées, mais aussi sournoisement « toréées » car se retrouvant parfois dans des situations symboliquement bien cruelles, comme cette « Marguerite », passée sous les dix pots de peinture d’un distrait, qui se pourlèche et tourne le dos à un restaurant dont le nom en fait trembler plus d’un quant au futur probable de ladite vache…

 

L'entrecôte...

 

…ou comme sa congénère rose bonbon - violet tendre, tendance guimauve ‘vache-mallow’, qui semble attendre d’être croquée par le croco multi-c(r)o(c)-lore ouvrant une gueule béante dans le bassin du jardin de l’Hôtel de Ville[1]

 

 

Peut-être s’agit-il de la part des organisateurs de rappeler -inconsciemment ou non- le cycle immuable de vie et de mort… Manger ou être mangé, la roue tourne sans fin, et bientôt viendra le tour de la vache… C’est ce que semble en tout cas évoquer la curieuse œuvre du Texan Kenneth-Scott Ward intitulée Perpette : deux vaches siamoises argentées, reliées entre elles par ce qui semble être l’œil de Dieu dans un triangle renversé, et dont le dos révèle l’intérieur des bovins en tous ces délicieux détails que sont squelette, circulation sanguine, viscères…

 

 

Cette création orne la cour de l’Hôtel de Ville dont le bâtiment accueillait une exposition organisée dans le cadre de la 80ème étape bordelaise du Tour de France. En parlant de cycles et de tours…

 

 

Le parcours de l’édition 2010 du Tour avait débuté en dehors des frontières françaises, en passant par notre bonne ville de Spa, pour ensuite se balader sur les routes de France en un circuit suivant le sens des aiguilles d’une montre. Je me demandais s’il s’agissait pour les organisateurs d’adopter « le sens du temps qui passe » pour rétablir l’équilibre par rapport aux courses « contre la montre »… Plus sérieusement, tant le lieu de départ extra-hexagonal que le sens de la marche me rappelait un autre tour, plus ancien et sans vélo, effectué depuis une Lorraine alors annexée par la Prusse : Le Tour de la France par Deux Enfants, un manuel qui a marqué des générations de petits écoliers français, depuis la Troisième République jusque dans les années 1950.

 

 

Son auteur, un certain G. Bruno, était en fait UNE auteurE nommée Augustine Fouillée, qui avait commis là un parcours didactique très… fouillé (hum) narré sur un ton géographico-historico-patriotico-moralisateur, dont les protagonistes étaient deux jeunes Lorrains orphelins, et de père et de France. Bordeaux représente une étape clé dans le périple d’André et Julien Volden, car c’est là que les jeunes retrouveront enfin leur oncle qui dorénavant prendra soin des fils de son frère défunt. L’arrivée de ceux-ci dans la cité girondine se fit par un biais rappelant le glorieux passé portuaire de la ville: à bord du Perpignan.

Le Perpignan, au-dessus de Toulouse, quitta le canal du Midi et entra dans la Garonne, ce beau fleuve qui descend des Pyrénées pour aller se jeter dans l'Océan au delà de Bordeaux. Le courant rapide du fleuve entraînait le bateau, ce qui fit qu'il n'y eut plus besoin de manier la perche à grand effort ou de se faire traîner à l'aide d'un câble par les chevaux, d'écluse en écluse. Les mariniers et André eurent donc plus de loisir pour regarder le riche pays de Guyenne et Gascogne, où ils ne tardèrent pas à entrer. (…) Enfin, au bout de quelques jours, la Garonne alla s'élargissant de plus en plus entre ses coteaux couverts des premiers vignobles du monde. En même temps on apercevait un plus grand nombre de bateaux. Bientôt même, au loin, on vit sur le fleuve toute une forêt de mats.

– André, disait Julien en frappant dans ses mains, vois donc ; nous arrivons, quel bonheur !

On apercevait, en effet, Bordeaux avec ses belles maisons et son magnifique pont de 487 mètres jeté sur le fleuve. Chacun, sur le Perpignan, était plus attentif que jamais à la manœuvre, afin qu'il n'arrivât pas d'accident. Bientôt le Perpignan acheva son entrée et prit sa place au bord du quai animé, où des marins et des hommes de peine allaient et venaient chargés de marchandises. (BRUNO, G., Le Tour de la France par Deux Enfants, Édition de 1877 reproduite sur http://www.demassieux.fr/TDFWeb/pdf/TDFWeb1877_web.pdf, pp. 211-212)

Le récit des aventures des deux jeunes est ponctué de « gravures instructives » qui entendent apporter aux écoliers les données de base concernant certaines notions de culture générale.

LA PLACE DE QUINCONCES A BORDEAUX. – C'est l'une des plus belles de la France. De là on découvre le port de Bordeaux avec la forêt des mats, les larges cheminées des paquebots, les machines appelées grues qui servent à charger ou à décharger des marchandises et qui s'élèvent en l'air comme de grands bras. A l'extrémité de la place se dressent de hautes colonnes au sommet desquelles, la nuit, s'allument des feux. (BRUNO, G., idem, 214)

 

La tendance superlative de ce texte du XIXème siècle est d’ailleurs très en accord avec le caractère du Bordelais contemporain lui-même, qui a tendance à tout magnifier dès qu’il parle de sa ville, se lançant dans une course effrénée aux records de toutes sortes : place la plus grande d’Europe (ou était-ce du monde ?), flèche de la cathédrale la plus ceci, rue la plus cela… Mais l’aspect actuel des bords de Garonne évoque à grand peine la forêt de mâts dont il était question dans le manuel. Voilà qui me fait sourire et me rappelle encore une fois que… tout est relatif !

 

 

Toujours en proie à mes réflexions autour de cette fameuse relativité, je ne puis manquer d’évoquer ici un autre tour, celui de Gaule, qu’Uderzo et Goscinny firent effectuer à Astérix et Obélix dans un parcours suivant le même sens que le Tour de France 2010… et que le périple des jeunes Volden partis de la Lorraine prussienne. Les Gaulois qui étaient partis de leur propre territoire satellitaire (le village irréductible qui résiste encore et toujours à l’envahisseur) arrivèrent eux-aussi à la Place des Quinconces bordelaise, où une bataille monstre allait s’engager.  Les auteurs de la BD ont une façon bien à eux « d’expliquer » l’origine du nom de la place :

 

 

Plutôt que de légions romaines, il semble que ce soit simplement l’agencement des arbres bordant l’esplanade qui ait donné son nom à celle-ci, rappelant d’ailleurs à nouveau la relativité de toute chose par cette disposition en cinq évocatrice de l’agencement des points sur le dé du destin… Quant à la destinée de deux malheureux que l’on a pris pour Astérix et Obélix, elle va heureusement changer grâce à un coup de théâtre : Nos amis gaulois arriveront juste avant l’exécution de ‘Plexus’ et ‘Radius’ et déclareront être les seuls vrais coupables du délit : ils ont osé défier l’autorité romaine en bravant l’interdit de quitter leur village pour faire un tour de Gaule au terme duquel ils ont promis de revenir chargés de victuailles caractéristiques de chacun des endroits visités. Leur périple est narré dans un joyeux anachronisme référentiel que les connaisseurs de l’idiosyncrasie et de la culture de France trouvent à coup sûr tout aussi savoureux que les mets évoqués. Il est d’ailleurs probable que Goscinny et Uderzo aient eu l’idée de ce Tour de Gaule en usant leurs culottes courtes sur les bancs de l’école où ils ont dû suivre les aventures des petits Volden qui ne cessaient de s’émerveiller des richesses du beau pays de France…

GUYENNE, GASCOGNE ET BÉARN. – La Guyenne et Gascogne est la plus grande province de France, et, si on excepte le département des Landes, c'est une des plus riches. Bordeaux, Lesparre, Libourne font un grand commerce de vins ; Mont-de-Marsan est une charmante petite ville au milieu des pins. Périgueux (25.000 hab.) et Bergerac font le commerce des truffes, des vins et des bestiaux. Agen (20.000 hab.), ville commerçante, est renommée pour ses pruneaux ; Auch fait commerce de vins ; à Tarbes (20.000 hab.) se trouve un grand arsenal, Cahors a des vins estimés, Montauban (26,000 hab.) tisse la soie. Rodez, la laine. – Le Béarn possède la belle ville de Pau (30,000 hab.), où les malades viennent passer l'hiver, et le port de Bayonne. (BRUNO, G., idem, 212)

Comment ne pas imaginer en effet que cette propagande des produits du terroir n’ait pas été quelque part l’étincelle mettant le feu aux poudres créatrices de l’album du tour gastronomique des Gaulois les plus célèbres du monde ? Ils passèrent successivement par Rotomagus (Rouen), Lutèce (Paris), Camaracum (Cambrai), Dorocorturom (Reims), Divodurum (Metz), Lugdunum (Lyon), Nicae (Nice), Massilia (Marseille), Tolosa (Toulouse), puis Aginum (Agen) et Burdigala (Bordeaux) avant de rejoindre Gésocribate (Le Conquet) par bateau aux côtés d’un livreur de menhirs. L’Aquitaine sera généreuse : d’Agen ils repartiront évidemment le sac de victuailles chargé de pruneaux, et de Bordeaux, plein d’huîtres et de vin… Pour compléter la carte postale culinaire, je leur aurais pour ma part également conseillé de goûter aux cannelés, dont cette voiture traversant la rue Sainte Catherine se charge de faire une publicité colorée digne d’Andy Warhol…

 

 

 

Mais en parlant de couleurs et pour en revenir au Tour de la France par Deux Enfants, la mentalité d’époque véhiculée dans le manuel fait parfois un peu froid dans le dos. En effet, alors qu’ils visitaient un bateau dans le port de Marseille, les enfants s’étonnent des origines des matelots que l’auteur(e) tentera de classer suivant les théories du moment :

Pendant ce temps, des matelots chargés du service des cuisines ou du transport des marchandises allaient et venaient autour des enfants. Il y en avait de tous les pays et presque de toutes les races d'hommes, les uns jaunes, les autres noirs. À quelques pas, un jeune Chinois au teint olive, la tête ornée d'une longue queue, les pieds nus dans des sandales pointues, pompait de l'eau.

La légende est on ne peut plus éloquente dans sa présentation de « la plus parfaite des races » accompagnée du reste desdites races…

 

 

Rappelons que la conviction de mission civilisatrice de la République s’était assortie de théories raciales qui faisaient dire à Jules Ferry, artisan de la loi sur l’enseignement obligatoire, laïque et gratuit, et promoteur du manuel scolaire évoqué, ceci :

Il y a pour les races supérieures un droit parce qu’il y a un devoir pour elles : elles ont le droit de civiliser les races inférieures (Jules Ferry, extrait d’un discours de juillet 1885).

…ce à quoi Georges Clémenceau avait rétorqué :

Voilà, en propres termes, la thèse de M. Ferry et l'on voit le gouvernement français exerçant son droit sur les races inférieures en allant guerroyer contre elles et les convertissant de force aux bienfaits de la civilisation. Races supérieures ! Races inférieures ! C'est bientôt dit. Pour ma part, j'en rabats singulièrement depuis que j'ai vu des savants allemands démontrer scientifiquement que la France devait être vaincue dans la guerre franco-allemande, parce que le Français est d'une race inférieure à l'Allemand. Depuis ce temps, je l'avoue, j'y regarde à deux fois avant de me retourner vers un homme et vers une civilisation et de prononcer : homme ou civilisation inférieure ! (...) C'est le génie de la race française que d'avoir généralisé la théorie du droit et de la justice, d'avoir compris que le problème de la civilisation était d'éliminer la violence des rapports des hommes entre eux dans une même société et de tendre à éliminer la violence, pour un avenir que nous ne connaissons pas, des rapports des nations entre elles. (...) Regardez l'histoire de la conquête de ces peuples que vous dites barbares et vous y verrez la violence, tous les crimes déchaînés, l'oppression, le sang coulant à flots, le faible opprimé, tyrannisé par le vainqueur ! Voilà l'histoire de votre civilisation ! (...) Combien de crimes atroces, effroyables ont été commis au nom de la justice et de la civilisation. Je ne dis rien des vices que l'Européen apporte avec lui : de l'alcool, de l'opium qu'il répand, qu'il impose s'il lui plaît. Et c'est un pareil système que vous essayez de justifier en France dans la patrie des droits de l'Homme ! Je ne comprends pas que nous n'ayons pas été unanimes ici à nous lever d'un seul bond pour protester violemment contre vos paroles. Non, il n'y a pas de droit des nations dites supérieures contre les nations inférieures. Il y a la lutte pour la vie qui est une nécessité fatale, qu'à mesure que nous nous élevons dans la civilisation nous devons contenir dans les limites de la justice et du droit. Mais n'essayons pas de revêtir la violence du nom hypocrite de civilisation. Ne parlons pas de droit, de devoir. La conquête que vous préconisez, c'est l'abus pur et simple de la force que donne la civilisation scientifique sur les civilisations rudimentaires pour s'approprier l'homme, le torturer, en extraire toute la force qui est en lui au profit du prétendu civilisateur. Ce n'est pas le droit, c'en est la négation. Parler à ce propos de civilisation, c'est joindre à la violence l'hypocrisie. »

Cette harangue frappe par son côté étonnamment actuel. Mais pour revenir à l’époque du manuel, rien n’y est complètement noir ou blanc, sans mauvais jeu de mots… Car après cette classification raciale on ne peut plus caricaturale et grossière, l’auteur(e) fait se réjouir le petit Julien Volden du réquisitoire que Montesquieu, sous couvert de plaidoyer ironique, rédige dans l’Esprit des Lois à l’encontre des thèses esclavagistes.

 

L'heure de la lecture venue, Julien ouvrit son livre sur les grands hommes et se mit à lire tout en faisant ses réflexions ; car il savait qu'on ne doit pas lire machinalement, mais en cherchant à se rendre compte de tout et à s'instruire par sa lecture.

« Quoique Bordeaux soit une ville commerçante avant tout, elle n'en a pas moins le goût des lettres, et c'est près de Bordeaux qu'est né un des plus grands écrivains de la France, MONTESQUIEU. »

– Tiens, dit Julien, j'ai vu la rue Montesquieu à Bordeaux ; c'était bien sûr en l'honneur de ce grand homme. Il m'a l'air d'être un savant, voyons cela. Et Julien lut ce qui suit :

« Montesquieu était d'une famille de magistrats et, jeune encore, il entra lui-même dans la magistrature. On appelle magistrats les hommes chargés de faire respecter la loi : ainsi, les juges devant lesquels on amène les criminels sont des magistrats, les présidents des tribunaux et des cours de justice sont aussi des magistrats. (…) Montesquieu est le premier écrivain français qui ait protesté éloquemment contre l'injustice de l'esclavage, établi alors dans toutes les colonies. Si cette institution honteuse a aujourd'hui presque disparu des pays civilisés, c'est en partie grâce à Montesquieu et à ceux qui, persuadés par ses écrits, ont condamné cette barbarie à l'égard des noirs. »

– Oh ! dit Julien, je me rappelle que c'est la France qui a la première aboli l'esclavage dans ses colonies, et j'en suis bien fier pour la France.

Pour ma part, lors de mon propre tour de Bordeaux, je n’avais pas vu la rue Montesquieu, mais j’avais par contre remarqué cette autre rue rappelant son ouvrage le plus célèbre en me dirigeant précisément vers la Place des Quinconces…

 

 

Et au milieu des arbres plantés de la sorte aux alentours de la place, j’avais aussi marqué un temps d’arrêt face à cette curieuse association visuelle d’un Montesquieu tourné vers le chapiteau que le cirque Amar avait érigé là.

 

 

Réfugiée sous les feuilles à la recherche du meilleur point de vue, j’avais l’impression d’entendre les amères pensées philosophiques de la statue « contemplant » le chapiteau. Cela me rappelait que le cirque, tout féérique qu’il soit censé être, avait toujours provoqué en moi une espèce de tristesse mêlée à un je ne sais quoi de sentiment de gêne. C’est en rentrant en Espagne que je compris enfin ce sentiment, en faisant des recherches sur les origines de ce cirque, le plus important d’Europe à son heure de gloire. Il avait été fondé par un Algérien,  dont l’histoire est narrée sur un site web consacré à Bab el Oued et à l’Algérie en général :

C'est à SETIF, en 1860, qu'Ahmed Ben Amar et Gaid, né à Borj-Bou-Arrerij, avait pour la première fois dressé son chapiteau rouge et vert. Ami des bêtes et grand expert en chevaux, il sortit pour la première fois d'Algérie pour aller vendre des pur-sang en Angleterre. À la suite de ce voyage, Ahmed eut l'idée d'exhiber ses danseuses à PARIS. Ses Ouled-Naïls excitèrent l'esprit et la verve des Parisiens et touristes qui découvraient un aspect original et inattendu de l'AFRIQUE avec ces spectacles suggestifs. (http://babelouedstory.com/cdhas/26%20cirque%20amar/26%20cirque%20amar.html)

L’image des danseuses excitant l’esprit et la verve des Français me faisait établir un parallélisme auquel je n’avais pas pensé jusque là : le cirque était quelque part le successeur d’autres « exhibitions fantastiques » pour lesquelles Bordeaux avait eu un goût très prononcé à une époque de son histoire, s’érigeant même en modèle de celles-ci : les expositions coloniales, qui ne manquaient pas de présenter les fameux -et terribles- zoos humains. On apprend énormément de choses sur le blog de Christelle Lozère, « études coloniales » ou encore dans l’ouvrage collectif dirigé par Pascal Blanchard, Sud Ouest, Porte des Outre-mers, histoire coloniale et immigration des suds, du Midi à l’Aquitaine. Par exemple que Bordeaux, dont le port avait une grande tradition commerçante avec l’étranger et qui s’était enrichie entre autres grâce à la traite négrière, fut en 1850 la première ville de France à inclure une section coloniale et étrangère à son exposition coloniale de juillet. D’autres expositions suivirent, en 1854, 1859 et 1865, qui témoignèrent de cet engouement bordelais pour les colonies. L’année 1895 marqua la première apparition de villages exotiques ou ethnographiques. Ceux-ci, véritables zoos humains où les visiteurs étaient par exemple invités à regarder mais à « ne pas nourrir les indigènes », constituèrent les principales attractions des manifestations bordelaises. Le phénomène des «zoos humains» sillonna la France et dura jusque dans les années 1930. Certaines images de l’époque s’impriment dans la rétine et dans le subconscient de façon tout aussi terrible que durable, comme cette « baignade de nègres » des frères Lumière où l’on voit les visiteurs jeter des pièces dans l’eau pour que de jeunes Africains plongent inlassablement les repêcher… un peu, ma foi, comme quand on jette des cacahuètes aux chimpanzés… On l’a vu, l’ambiance de l’époque était au racisme ‘ordinaire’, et ce qui aujourd’hui choque légitimement venait alors souvent, de la part du public, d’un simple désir d’exotisme et de merveilleux qui était pleinement assouvi pour ces Bordelais à qui les expositions permettaient de faire « le tour du monde colonial en un jour » pour reprendre la formule de Blanchard…

Mon tour bordelais à moi me menait maintenant aux allées de Tourny (ça ne s’invente pas) où un manège de chevaux de bois résumait à merveille la théorie de la relativité du temps. D’abord en montrant qu’il n’y a pas d’âge pour profiter d’un petit tour de manège...

 

 

Ensuite en rappelant dans la bouche d’un petit Américain la terrible et inexorable accélération du temps…

 

 

Cet adorable petit garçon, à chaque fois qu’il passait devant un Monsieur observant le manège, lui lançait un tonitruant ‘Bonndjouuuuw’ aussitôt suivi d’un joyeux ‘auwvwaaaaa’ dès que son petit avion dépassait son interlocuteur muet, et ce trois fois d’affilée…

Je repris ma route amusée, ne pouvant toutefois m’empêcher de frissonner en pensant au sinistre commerce triangulaire au moment de traverser l’espace du centre-ville surnommé « triangle d’or ». C’est là qu’une affiche attira mon attention :

 

 

Le centre Jean Moulin, se trouvant face à la Cathédrale, proposait une exposition sur les combattants d’Afrique, ces hommes plus couramment appelés tirailleurs et auxquels Rachid Bouchareb a rendu un magnifique hommage cinématographique dans son film Indigènes pour lequel il avait d’ailleurs fait des recherches à Bordeaux. Il s’agit d’une réalité qui me tient à cœur et dont je parle toujours dans mes cours de civilisation française et francophone pour que mes étudiants connaissent le sacrifice de ces hommes à qui, et c’est un euphémisme, bien peu d’égards furent ensuite rendus de la part de leur « mère patrie » la République française… Si au début j’avais l’impression que le photographe pouvait parfois être observé, cette sensation prenait tout son sens sous les yeux de ces combattants à qui on rendait enfin hommage…

 

 

Malheureusement pour moi, cette promenade bordelaise avait lieu un lundi, jour de fermeture des musées, et je dus me contenter de cette façade aux yeux inquisiteurs et de mes connaissances préalables pour réfléchir une nouvelle fois à la cruauté du passé colonial… Mais le destin me réservait une curieuse surprise à quelques mètres de là…

 

 

Je ne pouvais croire ce que je voyais : en 2010, cette vitrine de la boutique Occitanie était remplie d’objets à l’effigie du tirailleur qui a marqué à tout jamais l’imaginaire des consommateurs de Banania (et des autres aussi d’ailleurs). Cela me ramenait à mes cours où je compare toujours ce produit à une marque espagnole similaire, et dans le goût et dans la présentation. Si la marque française montrait ce soldat hilare s’exprimant approximativement en son français tirailleur souvent appelé ‘petit nègre’ en lançant un ‘Y'a bon’ ignare, la chansonnette accompagnant les pubs de Cola Cao montre des travailleurs noirs récoltant le cacao et dit ceci avant de faire l’article du produit dont raffoleraient, entre autres, les cyclistes… Yo soy aquel negrito del África tropical, que cultivando cantaba la canción del Cola Cao (Je suis ce petit noir de l’Afrique tropicale qui dans les champs chantait la chanson du Cola Cao)

Comme on le voit, cette publicité et les clichés véhiculés du noir ‘petit’, gentil, soumis et travaillant docilement pour les familles de blancs est assez similaire à la publicité Banania de la première moitié du XXème siècle en France, qui elle ‘rendait hommage’ à l’archétype de ces hommes envoyés à la boucherie pour libérer la mère patrie et protéger d’autres blancs… Si on se replace dans le contexte de l’époque, je peux comprendre que certains s’attendrissent en voyant ou en entendant les publicités vantant ces produits aux senteurs d’antan. Mais je n’avais pu m’empêcher de demander à la vendeuse comment il était possible d’encore trouver tant d’anciennes images du produit Banania après que le collectif des Antillais, Guyanais et Réunionnais avait eu gain de cause en 2005, en plein débat sur ‘le rôle positif du colonialisme’, obligeant à radier le slogan ‘Y'a bon’ accompagnant cette image caricaturale. Le portrait avait été abandonné au fil du temps et remplacé par une illustration géométrique ne reprenant que les couleurs du dessin, sans qu’aucun trait n’apparaisse plus, mais était étonnamment revenu dans toute l'arrogance explicite de la caricature après l’an 2000. La dame me faisait remarquer que ‘Y’a bon !’ avait effectivement disparu au profit d’un plus politiquement correct ‘J’adore !’, mais que le portrait du tirailleur était pour l’instant encore permis. Mais elle se souvenait aussi avoir été vertement critiquée par un Monsieur outré de voir ce produit en vitrine. Elle comprenait son point de vue, mais disait aussi que ses acheteurs étaient principalement des nostalgiques ne voyant pas plus loin que leur enfance perdue… Mais je pense toutefois qu’il est important de se mettre dans la peau de l’autre pour voir tout le poids d’un certain regard et comprendre en quoi un geste, une image ou un mot apparemment anodin sont susceptibles de profondément blesser ce même autre. En repassant devant la mairie et son exposition consacrée au Tour de France, je me disais que la manifestation sportive française par excellence y avait tout de même été un peu fort en reprenant en 2003 l’effigie de ce tirailleur sur la caravane du Tour, ce qui me semblait de mauvais goût, ou en tout cas d’un goût bien amer ne rendant sans doute pas justice à la saveur de la boisson chocolatée si on la savoure en faisant abstraction de son aura polémique…

 

 

Souvenons-nous que, dès 1945, au sortir de la guerre, dans son poème Chants d’ombres, Senghor critiquait déjà cette icône publicitaire en rendant hommage à ses compatriotes ayant servi sous le drapeau tricolore :

Vous Tirailleurs Sénégalais, mes frères noirs à la main chaude sous la glace et la mort,
Qui pourra vous chanter si ce n'est votre frère d'armes, votre frère de sang ? Je ne laisserai pas la parole aux ministres, et pas aux généraux. Je ne laisserai pas -non!- les louanges de mépris vous enterrer furtivement. Vous n'êtes pas des pauvres aux poches vides sans honneur. Mais je déchirerai les rires Banania sur tous les murs de France…

C’est à l'abri des murs de la cathédrale, proche de cette boutique et de la Mairie, que j’entendais pour ma part me réfugier du feu du soleil pour allumer la flamme d’un cierge et me recueillir sur le passé parfois si occulté et douloureux.

 

 


 

 

Or dans ce temple qui vit l’union d’Aliénor d’Aquitaine et de Louis VII, c’est un autre pan du passé qui me rattrapa. Comme si la cathédrale se trouvait au cœur d’une de ces boules à neige que l’on agite vigoureusement pour s’extasier face aux flocons,

 

 

 

je fus prise de vertige en voyant la forêt de colonnes montrer fièrement son tourbillon de croix des croisés partout dans le temple, qui me replongeait dans un autre kaléidoscope de cruautés et de souffrances infligées à l'autre au nom d’une supposée supériorité de crédo.

 

 

 

 

 

À mieux y regarder, cette colonne ressemblait à l’énorme tranche d’un livre d’histoire qui ne demandait qu’à être saisi de son étagère de pierre pour qu’on l’ouvre, le feuillette et en consulte tous les détails temporels, mais cela suffisait pour moi en termes de tragédies humaines… Je partis précipitamment, chassée tant par le souvenir des armées de Dieu que par le son des orgues assourdissantes achevant de marteler mon âme. À la sortie, mes pas me menèrent devant l’école nationale de magistrature, où m’interpelèrent des panneaux à-même le sol de la place : il s’agissait de passages de la déclaration des droits de l’homme qui proclamaient entre autres l’interdiction de soumettre quiconque à l’esclavage…

 

 

 

J’étais à nouveau frappée de plein fouet par le passé négrier de la ville dans des flashes se bousculant dans ma tête : les tasses Banania alignées à la vitrine s’y confondaient avec les hommes alignés en sardines dans les cales des bateaux négriers qui mouillaient dans les eaux de la Garonne d’apparence pourtant si tranquille…

 

 

C’est tout de même elle qui m’apaisa lorsque je décidai de m’asseoir au bord de l’eau pour bouquiner à l’ombre d’un arbre de la rive gauche. Je ne savais pas encore que juste en face, rive droite, m’observait certainement du coin de son œil de bronze un des artisans de la liberté du peuple noir…

 

 

 
Photos: Rachid Mendjeli     

 

 

En juin 2005, la municipalité de Bordeaux avait fait ériger un buste de Toussaint Louverture, cet esclave devenu général et leader de la lutte pour l’indépendance de Saint Domingue, c’est-à-dire Haïti… Alors que mon malaise s’estompait adossée à cet arbre dont la sève semblait aspirer toute tension, les mots du leader noir tentaient de s’inscrire en miroir sur les eaux de la Garonne depuis le socle soutenant son buste lointain me faisant face en silence :

En me renversant, on n’a abattu que le tronc de l’arbre de la liberté des noirs. Il repoussera par ses racines, parce qu’elles sont nombreuses et profondes…

D’un arbre à l’autre, d’une pensée à l’autre… Je décidai de prendre congé de Bordeaux en évoquant une dernière citation d’Einstein…

 

La plus belle chose que nous puissions éprouver, c’est le côté mystérieux de la vie…

 

 



[1] Pour la petite histoire, sachez que les alligators raffolent véritablement des marshmallows ; j’en fis la constatation interloquée depuis un air-boat (hydroglisseur) sillonnant la prairie d’eau des Everglades de Floride où le guide nous disait que les ‘gators’ aussi ‘avaient la dent douce / sucrée’, traduction littérale de l’anglais to have a sweet tooth, qui signifie aimer les douceurs et sucreries… Mais douce ou pas, la dent, je la préfère loin de moi (et de la vachemallow aussi tant qu’à faire) !

 

 

Nathalya Anarkali

 

Mise à jour le Mardi, 17 Août 2010 14:03