Sur les traces de Boabdil
Samedi, 09 Janvier 2010 15:42

Soirée du 5 Janvier 2010, Víspera de Reyes, c’est-à-dire veille de la fête des rois. Ce soir-là les enfants étaient à la fête car ils assistaient à la fameuse Cabalgata de Reyes, (« cavalcade », cortège des rois mages), dont j’avais déjà parlé dans mon article Journavideño d'il y a juste un an:

Un parfum de joie déborde des cœurs d’enfants aux yeux pétillants qui assistent médusés à la Cabalgata de Reyes, ces rois qui arrivent en ville dans la soirée avant de passer dans chacune des habitations pour laisser leurs cadeaux à petits et grands. Une des choses les plus sympathiques de cette arrivée des Rois Mages est qu’ils le font en des moyens de transport adaptés, comme par exemple à ski sur les pistes de Sierra Nevada !

Cette année, pas moins de 25 chars et 750 personnes défilèrent à Grenade, (« un peu » moins dans mon village !), au sein du cortège de ces trois rois incarnant la magie d’Orient. Mais en ce 5 janvier 2010 j’étais si absorbée par mon travail depuis mon village face à la Sierra que j’en oubliais le cours du temps, et je pris d’abord les pétards et feux d’artifices lancés depuis Huétor Santillán en l’honneur de leurs Majestés orientales pour une salve de canons venant saluer la fin de mon travail. Quel manque d’humilité, pas vrai !

Il faut dire que mes délires de grandeur étaient peut-être dus au type de travail que j’effectuais, et plus encore aux personnages concernés par ma tâche. Je m’attelais à la traduction espagnole d’une pièce de théâtre en français consacrée à trois autres rois, Ferdinand et Isabelle -les Rois Catholiques-, et Boabdil, dernier sultan de Grenade. Son auteur, Raphaël Toriel

 

 

un Franco-libanais qui, dans son œuvre Comme une femme, retrace les derniers moments de Boabdil à la tête de la ville, a convenu avec moi de publier cette pièce en une œuvre bilingue espagnol-arabe, et elle sera représentée lors de mes journées de dialogue interculturel qui se tiennent chaque année en mai. La troupe Teatrádum, fondée il y a déjà plus de dix ans par des élèves de la Faculté de Traduction et Interprétation, sera chargée de la jouer en première mondiale à Grenade, lieu, vous en conviendrez, on ne peut plus adéquat pour livrer au grand public cette page de l’Histoire.

 

6 janvier 2010, Épiphanie, fête des Rois

Aujourd’hui ce sont certaines bribes de l’histoire du dernier sultan de ma ville que je voudrais raconter, d’un point de vue assez personnel et atypique, en me basant sur les clins d’œil qui ont assorti ma voie de fragments du parchemin usé sur lequel s’inscrivent des tranches de vie du roi nasride Mohamed XII. En cette fête d’Épiphanie, c’est-à-dire de ‘manifestation’, celle qui prit les traits d’une étoile guidant les trois rois mages vers le roi des cieux né sur la terre, c’est pourtant une mauvaise étoile qui va nous guider, car celui que l’on nommait Abou Abdallah, prénom altéré par les Castillans en ‘Boabdil’, était aussi souvent surnommé à son grand dam az-Zoghbi, en arabe « le malchanceux ». Les astrologues de la Cour avaient en effet vu dans les étoiles le destin funeste qui serait réservé à Boabdil, dont le trône vacillait déjà à peine le rey chico ou ‘petit roi’ y était-il monté. Ben Maj Kulmut avait prédit à l’entourage de son futur souverain que c’est en lui que mourrait al-Andalus, ajoutant ces mots pour le moins sinistres :

« Akhir Malik Nazar ghadi y’ich bezaf bach y t’allem bezaf »,

signifiant que Abou Abdallah vivrait longtemps pour souffrir longtemps… Les étoiles accomplirent leur triste prophétie en brillant lugubrement dans le ciel glacial du 2 janvier 1492, 1 Rabi’ou Awwal 897 de l’Hégire, date officielle de la reddition de Grenade.

 

C’est un ciel tout aussi étoilé mais estival qui vit ma première arrivée en Andalousie. Quand je vois aujourd’hui l’Alhambra, l’ancienne demeure de Boabdil, découper sa silhouette sur le ciel grenadin à hauteur du Mirador de San Cristóbal qui salue mon retour au village, je pense à la première fois que j’ai emprunté cette route que je considère aujourd’hui mienne. Un été chaud, dans un car qui, depuis Murcie, venait enfin à bout de cette route en lacets précisément appelée Carretera de Murcia. Au détour des derniers virages m’apparut l’Alhambra depuis ce même Mirador (point de vue), noyée dans les brumes de chaleur qui émanaient de l’asphalte, comme la vision nébuleuse et fugitive d’un mirage du désert. Le cœur battant, je captai la silhouette furtive de ce palais à l’avant-plan d’une Sierra dont le nom évoque un de ses habitants, car son sommet, le Mulhacén, est une déformation du nom du sultan Moulay Hassan, père de Boabdil; la légende affirme que le vieux sultan serait enterré quelque part au cœur des rares neiges éternelles de ce point culminant de la Péninsule Ibérique. C’est depuis le souvenir de ce personnage éthéré que survint donc ma première vision du palais des sultans. J’étais émue, émue aux larmes d’apercevoir le Qalat al Hamra, le château rouge. Ce bâtiment évoquait bien des choses en moi. Des choses que j’avais étudiées en cours de culture espagnole, à L’ISTI, Institut Supérieur de Traducteurs et Interprètes de Bruxelles, où on expliquait la ‘re’conquête et la postérieure christianisation de la ville et de l’Espagne, où un « Belge » avant la lettre, le Gantois Charles Quint, avait érigé un empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais. Il avait aussi fondé l’Université de Grenade où je travaille aujourd’hui. Charles Quint a dit un jour que c’est à Grenade qu’il avait été réellement heureux, en reconnaissant toutefois que ni cette ville ni son palais rouge ne lui avaient jamais tout à fait appartenu. Il avait sans doute compris, à l’équinoxe de sa vie, ce que l’éclat du grand soleil de son empire lui avait caché au moment de son zénith. Grenade ne se livre qu’à qui elle veut bien…

 

Photo: Vera Jones

C’est face à ce palais sous un nuage prenant les formes d’un génie sortant de son flacon que j’en reviens au ciel de l’infortuné Boabdil. Notre sultan fut toujours pleinement conscient de ce que supposait la perte de sa chère Grenade, un désastre hélas annoncé, car les circonstances de son règne furent loin d’aller de soi. La carretera de Murcia, par laquelle j’arrivai à Grenade pour la première fois, passe par Guadix, une petite ville troglodytique où Boabdil se fit nommer roi après avoir renversé son père dont il occupa le trône. La principale instigatrice de cette manœuvre avait été Aixa (aussi appelée Fatima), la propre mère de Boabdil, répudiée par Moulay Hassan au profit de la jeune chrétienne Isabelle de Solís, devenue Soraya, la favorite du vieux roi qui chassa la sultane attitrée de l’Alhambra. Au moment de la prise de pouvoir de Boabdil, on était en l’An de Grâce 1482, ou 887 de l’Hégire. Les querelles intestines étaient constantes, tantôt contre le père de Boabdil, tantôt contre son oncle, ou contre des factions influentes et proches de la Cour. Ces dissensions furent mises à profit par les Chrétiens qui récupéraient inexorablement, une à une, les possessions des ‘Sarrasins’ victimes de la ‘Reconquista’. Les derniers moments du règne de Boabdil furent marqués par une difficile alternative : lutter jusqu’au bout contre les Rois Catholiques ou épargner son peuple et pactiser avec l’ennemi par le bais d’un traité. C’est cette dernière décision que prit le sultan, fatigué d’inutiles bains de sang.

 

Texte des 'Capitulations'

 

Ce choix le marqua, pour les siècles des siècles, du terrible sceau de traître, d’incapable ou de lâche… La légende amplifia encore ce caractère peu glorieux en ancrant dans les esprits cette phrase que la mère du sultan déchu aurait prononcée à son fils qui pleurait son firdaus al mafqoud, son paradis perdu, en regardant une dernière fois en direction de Grenade :

 

« Pleure comme une femme ce que tu n’as pas su défendre comme un homme ». 

C’est cette phrase, aussi mythique que très certainement mytho, qui a inspiré le titre de la pièce de Raphaël Toriel, tout comme elle a inspiré le caractère triste de la plupart des évocations ou illustrations du sultan. Même sur les gravures ou les statues, celui-ci est toujours enveloppé d’une aura de chagrin qui ne peut laisser indifférent.


 

Tous semblent enfin s’ingénier à lui rappeler son manque de combativité ou le jour funeste de sa sortie définitive de Grenade.

épée de Boabdil sur un timbre espagnol et bas-relief de sa sortie de Grenade à la Chapelle Royale

Outre le terrible châtiment de l’abandon forcé de Grenade, suivi d’un premier exil à Láujar de Andarax, un village de montagne de l’Alpujarra, Boabdil dut faire face à une perte bien plus cruelle encore : sa femme adorée, Morayma, succomberait ainsi qu’un de leurs fils, avant que Boabdil et sa suite ne quittent définitivement Al-Andalus pour s’installer au Maroc.

Mais il s’agit là de données finalement bien froides, tirées de ces indications formatées vérifiables partout dès qu’on s’intéresse un tant soit peu au personnage. Ce que je voudrais livrer aujourd’hui, ce sont plutôt ce que j’appelle des coïncidences miraculeuses, ces impressions bizarres ou saugrenues, et très certainement fruit de ma grande imagination, mais qui impriment en mon cœur un peu de ce divin parfum d’éternité qui me relie à des fantômes, et en particulier au dernier sultan nasride…Avant, bien avant de connaitre vraiment les circonstances de Boabdil, lors de cette première visite en terre andalouse et grenadine, j’eus l’extrême plaisir et l’immense avantage de découvrir la ville aux côtés de Rafael Gan, Grenadin qui avait passé un an d’ERASMUS à l’ISTI et dont la connaissance sur la Belgique et Bruxelles m’avait autant fascinée qu’intimidée, car j’aurais été bien en mal, à l’époque, d’expliquer quoi que ce soit sur l’Histoire de ce qui était pourtant mon pays… C’est grâce à Rafael que je commençai à m’y intéresser au point de devenir lectrice de la Communauté française de Belgique, mais ce après mon propre séjour ERASMUS dans cette Grenade aujourd’hui mienne. La façon dont Rafael m’a fait connaître l’Alhambra était magique, empreinte à chaque instant d’un mystère palpitant qui ressuscitait les anciens habitants du château rouge. D’ailleurs, la première fois que je visitai l’Alhambra de nuit, grâce au souvenir des explications et légendes livrées par Rafael, j’étais convaincue que ces espèces d’ombres en mouvement sur les parois n’étaient autres que Boabdil et les siens qui arpentaient les couloirs ou nous observaient derrière les moucharabiehs en bois ou les dentelles de pierre des fenêtres du Palais.

 


C’est aussi grâce à Rafael que je connus la famille d’accueil chez qui je passai un peu plus de trois mois lors de mon propre séjour ERASMUS. Cette maison dans le Realejo, ancien quartier juif de Grenade, recelait elle aussi quelques surprises, comme ce passage secret découvert lors de travaux dans la maison, une espèce de tunnel qui semblait relier la demeure directement à l’Alhambra se trouvant au sommet de la colline surplombant le quartier… Lors de mes longues discussions nocturnes avec Paqui, ma maman grenadine qui fut prématurément « rappelée à Dieu » selon la formule consacrée, j’appris les origines de sa famille : un village de Jaén dont le nom, Porcuna, résonne tristement dans l’histoire de Boabdil car c’est là où il fut fait prisonnier au terme de la bataille de Lucena, où périrent nombre de ces hommes, y compris son beau-père Ali Atar, père de la douce Morayma.

¡Ay ! Paqui… Que de souvenirs de nos conversations qui m’en apprirent tant sur Grenade, l’Andalousie, et les gens tout simplement. Qui sait, peut-être, depuis là où tu es, as-tu pu, toi, finalement rencontrer ce personnage si fascinant de la ville que tu avais faite tienne et qui est aujourd’hui tellement mienne en grande partie grâce à toi… Car tu savais comme personne mettre ton auditeur en situation, et en ta compagnie les ragots de quartier, les recettes de cuisine, les débats philosophiques ou les légendes locales prenaient corps pour s’installer à jamais au fond de ma mémoire sensorielle.

 

Ces légendes grenadines sont légion, et dans la terre qui vit l’exil andalou du sultan, j’eus la chance de passer une soirée magique auprès de vieilles dames m’ayant logée pour trois fois rien et avec qui je partageai le repas et les contes d’autrefois. C’était un mois d’août du début des années 90, et j’avais décidé de partir en randonnée à cheval dans ces montagnes de l’Alpujarra, entre Grenade et Almería, d’où, par temps clair, on peut apercevoir les côtes méditerranéennes. Je me souviens qu’à un moment donné, au dos de ma monture, j’avais été prise d’un frisson en me sentant transportée à une autre époque, dans un déplacement moyenâgeux qui se déroulait à ce même rythme : le pas lent et précautionneux d’un cheval sur les pentes escarpées de la montagne, et ce pendant plusieurs jours avant d’arriver en vue des côtes. À cette époque, je ne connaissais pas encore l’autre côté du miroir d’eau.J’apprendrais bien des années plus tard que l’itinéraire emprunté par Boabdil dans son exil marocain était le suivant : Adra, un petit port en bordure de l’Alpujarra d’Almería, Melilla, cette enclave espagnole en terre africaine, et puis Fès, lieu où le sultan déchu passa la seconde moitié de sa vie pour y mourir aussi âgé et triste que l’avait annoncé la prophétie. Curieusement, c’est aussi via la mer et depuis Melilla que j’eus mon premier contact avec la terre africaine,

 

et je me rappelle que j’avais effectué la traversée avec Ali, un de mes élèves qui s’était vexé le premier jour de cours car je lui avais demandé s’il était Marocain, alors qu’il était Espagnol musulman de Melilla. C’est curieux, car cette tendance  actuelle à la distinction forcée est fruit en quelque sorte de l’amnésie de ceux qui considèrent Boabdil et les siens comme des étrangers. Ils étaient Espagnols depuis 700 ans, mais de religion différente… Bien sûr, le désir de création d’une Espagne une et catholique s'employa corps et âme à effacer cette réalité des mémoires. C’est précisément pour en savoir davantage sur ces autres religions que j’ai effectué ma dernière visite à Melilla au mois de septembre dernier. J’assistais à un congrès interculturel et interreligieux me donnant la possibilité d’en connaître davantage sur ces fameuses « trois cultures », juive, musulmane et chrétienne qui, à Melilla, cohabitent comme à l’époque de Boabdil, aux côtés d’une communauté hindoue relativement importante. Oui, Melilla représente bien ce que pouvait être l’Espagne d’avant la reconquête, c’est en tout cas la réflexion que je m’étais faite en écoutant les prières du matin à la télévision ou en visitant la tombe d’un saint d’une zaouïa, ou confrérie soufie, en bordure de la terrible frontière barbelée entre le Maroc et l’Espagne.


Après la chute de Grenade, la destination marocaine de Boabdil, la ville de Fès, était considérée toute entière comme une zaouïa par les soufis. Et curieusement, cette dernière étape de l’exil du sultan fut aussi ma première destination de voyage marocain depuis Melilla. Outre le temps maussade et les cigognes tournoyant dans un ciel jaune qui paraissait vouloir s’écrouler sur la médina, les ânes à éviter dès qu’on entendait le tonitruant ‘balak’ de leur propriétaire et la séance de henné, je n’ai pas de souvenir particulièrement transcendant de mon premier voyage à Fès, mais mon retour dans cette ville au mois d’octobre dernier fut tout différent. J’y allais dans le cadre d’un autre congrès, sur les Mille et une Nuits cette fois, événement dont la célébration coïncidait avec la date où, d’ordinaire, j’organise une célébration « celto-mexicano-tout ce qu’on veut » pour la nuit de Halloween, fête dont j'allais être privée cette année. Cette célébration est importante pour moi car elle constitue un moment de partage entre les vivants et les morts, lors duquel j’installe un autel d’offrandes pour mes défunts et ceux de mes amis, mais c’est aussi et surtout un moment de communion et de réjouissances. Lors de la soirée Halloween 2008, nous avions d’ailleurs eu le privilège d’assister, à la maison, à un concert de musique andalusí proposé par un ami soufi, autre amoureux de Boabdil et d’Al-Andalus.


C’est donc tout naturellement que, lors des temps libres du colloque, j’avais projeté de me diriger vers un cimetière pour tenter de me rapprocher de mon cher Boabdil. J’avais en effet lu un article de l’historien marocain Hamid Triki, qui disait que le dernier sultan nasride devait être enterré non loin du petit oratoire à l’air libre se trouvant au cimetière de Bab Mahruq, dans Fès-el-Bali, c’est-à-dire Fès la vieille. J’avais aussi appris que les palais que se serait fait construire Boabdil se trouvaient dans le quartier Gzira, entre les portes neuve et rouge (Bab Jdid et Bab Hamra), c’est-à-dire précisément là où j’avais choisi mon logement : le Riad Attarine dont le nom évoque le souk aux épices tout proche.C’est depuis ce lieu très agréable que je me préparai donc à pousser les portes du souvenir et à décadenasser les mémoires.

 



Mais je ne trouvai aucune trace desdits palais… Qu’à cela ne tienne, j’entraînai un des membres du colloque avec moi pour découvrir, à la tombée du jour, ce fameux cimetière porteur de tant de mes espérances. Un peu étonné tout de même, il m’avait emboîté le pas pour découvrir, du coin de son œil photographique, ce domaine des morts où il n’avait pas vraiment coutume d’aller ! Le cimetière de Bab Mahruq était moins animé qu’un autre cimetière par lequel j’étais passée le premier jour avec Abdou,

 


un guide dont j’avais loué les excellents services. J’avais particulièrement apprécié sa définition du cimetière de Bab Ftouh : un cimetière très vivant où les morts font leurs courses tous les soirs… Effectivement, nous avions remonté en voiture la pente assez abrupte de l’artère principale du cimetière, grouillante de passants et de marchands, pour nous retrouver dans un quartier où j’avais d’ailleurs abouti par hasard le jour de mon arrivée en tentant de rejoindre en voiture le lieu de mon rendez-vous avec le propriétaire du Riad… Le cimetière de Bab Mahruq était différent, il semblait nous attendre dans la quiétude du crépuscule, mais la nuit tombe si vite au Maroc que l’on ne vit finalement pas grand-chose, hormis ce mausolée que Rachid photographia sous toutes ses coutures et fissures.

 



J’eus à ce moment la quasi certitude qu’il s’agissait du mausolée consacré à un autre Grenadin, Ibn al Khatib, vizir du sultan Mohamed V de Grenade. Il était proche d’Ibn Khaldoun et prédécesseur du vizir Ibn Zamrak à qui l’Alhambra doit bien de ces superbes poésies tatouant ses murs. Ibn al Khatib mourut assassiné à Fès. Outre les premières évocations de la notion de contagiosité des maladies, on lui doit plus de soixante livres dont une Histoire de Grenade.

 

Il faisait maintenant nuit noire et mon ami et moi quittâmes, non sans regret, le cimetière dormant sur le secret du lieu de repos éternel de Boabdil. Mais la vie a de ces ressources qu’elle déploie généreusement à ses heures. Grâce à la perte d’un petit élément de son trépied, et surtout grâce à sa grande capacité de reconstruction mémorielle des faits, Rachid me proposa de retourner au cimetière, se souvenant qu’il avait sûrement perdu la pièce la veille au soir. Sans trop de conviction mais confiants en la beauté de cette matinée, nous décidâmes de partir à la recherche dudit objet. L’ambiance diurne était tout à fait différente. Des ouvriers travaillaient à la réhabilitation de la muraille, me permettant de mieux comprendre la raison de ces ‘trous’ dans les murs d’enceinte de l’Alhambra, car la technique de fabrication du pisé est la même qu’à l’époque, et souvent les ouvriers y apportent une dimension mystique, en accompagnant le mouvement répétitif de tassement de la matière d’une pratique proche du dhikr, litanie qui leur fait invoquer inlassablement le nom d’Allah.

 


Au détour de cette muraille se trouvait la rue accédant au cimetière et, miraculeusement, l’élément perdu du trépied nous attendait sagement sur la tombe où nous nous étions assis la veille.


 

Celle-ci était juste à côté du mausolée qui, lui aussi, était miraculeusement vivant, car en restauration. Cette circonstance nous permit de discuter avec un des ouvriers qui ne semblait pas savoir grand-chose de Boabdil mais se disait par contre fier d’être là, et un peu morfondu à la fois de devoir couvrir de gravas la tombe du grand Ibn al Khatib.

 

 


 

Mais où donc était l’autre Grenadin objet de ma quête ? Où chercher dans cette marée blanche ? Je n’en avais aucune idée, et optai donc pour simplement profiter de l’instant présent dans ce cimetière où je me trouvais particulièrement bien.

 

 


Loin de moi pourtant les pensées morbides et l’attrait pour le néant, que du contraire, j’entendais bien poursuivre ma recherche, ne fût-ce que sensorielle, au cœur de la médina de Fès el Bali, que j’arpentais avide de rencontres, avec des mortels ou des fantômes. Les zelliges brisés d’un palais fassi à l’abandon me parlèrent du faste oublié de la dynastie nasride qui reconnaissait la toute-puissance de Dieu dans sa devise : Wa la Galiba illa Allah, Seul Allah est vainqueur.

 

 


Les signes omniprésents sur les portes de la médina comme de la ville nouvelle, censés représenter une Khamsa ou main de Fatima couchée, m’évoquaient le signe d’appartenance des descendants d’Andalous, car à Tétouan par exemple, celle qu’on surnomme fille de Grenade, ces symboles sont légion pour dire l’appartenance morisque des habitants

 


Un artisan-menuisier reproduisant sur bien de ces créations l’étoile à huit branches, symbole nasride aussi présent à Fès qu’à Grenade, m’entretint sur les vertus curatives de la grenade en m’en offrant un des fruits qu’il conservait dans son atelier. Un vendeur d’épices et de sucreries m’offrit quant à lui son plus beau sourire à l’angle d’une ruelle emplie d’amariyyas, ces trônes pour mariées dont Fès est l’une des plus importantes productrices.

 


 

Je me demandai soudain comment Morayma avait vécu ses noces avec Boabdil, alors qu’elle n’était encore qu’une enfant de 15 ans ? Mon sympathique vendeur me répondit par le don sucré d’un de ses doux produits dont raffolent les enfants. Comment aussi la sultane triste avait-elle supporté la séparation d’avec son fils Ahmed retenu en captivité par les Chrétiens ? C’est ce que je me demandais encor face à cette maîtresse d’école faisant cours, qui sait, à un des descendants de mon cher disparu, dont la vie ne faisait, à coup sûr, pas partie des enseignements dispensés... Peut-être alors figurait-elle dans les récits des conteurs sahraouis venus à Fès pour émuler les magiciens des mots œuvrant à Marrakech ?

 

    

Quoique, pour l’heure, celui-ci entretenait les gens (les hommes...) au sujet des remèdes contre les pannes d’amour physique… Assez drôle, j’en conviens, mais un peu trop terre-à-terre pour satisfaire mon désir de lever un pan du voile couvrant le passé mythique de mon sultan… Or Grenade se rappela à mon doux souvenir dans le quartier des potiers où, comble de la fameuse « coïncidence miraculeuse », le vendeur me reconnut grâce à une émission sur l’Alhambra à laquelle j’avais participé, ainsi d’ailleurs que l’historien Hamid Triki, programme que ce monsieur avait suivi sur Al Jazeera !

 


Un peu interloquée par le grand voyage que poursuit décidément ce programme de télévision, je me dis que finalement c’était peut-être un signe de la proximité des choses, des êtres et des époques, et que dans les fumées noires s’échappant inlassablement des fours du quartier des potiers se cachaient peut-être certains secrets du passé, même si ce n’était pas sous les traits d’un génie fait de fumerolle blanche s’échappant d’une fiole précieuse…

Car parfois on passe à côté des choses que l’on cherche, et c’est le hasard ou le destin qui nous remet sur la bonne voie en éclairant nos yeux d’un nouveau jour, ou en nous livrant des choses apparemment anodines mais qui prennent tout leur sens après un temps. Je découvris par exemple, grâce au petit Mehdi, cette minuscule ruelle où vécut un autre Andalou célèbre, le juif cordouan Maïmonide dont la renommée traverse les siècles.

 

Photos: Rachid Mendjeli

 

Ensuite, entre Fès el Bali et Fès Jdid, à l’orée de jardins andalous, une dame surgie de nulle part expliqua que les jardins étaient fermés pour empêcher les jeunes couples de s’embrasser, tout en me donnant une bénédiction dont la force me fait encore vibrer toute entière à l’heure d’aujourd’hui.

 

 

 
Photos: Rachid Mendjeli

 

La censure amoureuse des autorités marocaines me rappelait le destin si tragique de Boabdil et Morayma, condamnés à reposer de part et d’autre de cette mer séparant leur destinée, et dont les âmes s’envolent sûrement chaque nuit de leur tombeau, d’une rive à l’autre de ces terres aujourd’hui scindées. En termes de fantômes, la visite du mellah ou quartier juif serait on ne peut plus troublante, même si elle se fit en compagnie d’un faux guide, un peu roublard mais très touchant, qui en savait tout de même énormément sur le monde juif. Et même s’il me fit « rater » la visite à la synagogue « officielle » du quartier, il me permit d’entrer dans une maison misérable habitée par des gens tout aussi pauvres qu’accueillants, qui nous montrèrent, depuis leur terrasse, la vue imprenable sur le cimetière juif dont notre ami semblait connaître personnellement chacune des âmes y reposant.

 

  


Peut-être est-ce là plus qu’ailleurs que je sentis véritablement battre le pouls du passé. Les descendants des populations juives espagnoles chassées pour la plupart par les Rois Catholiques avaient à leur tour déserté les lieux pour émigrer en Israël, en France ou au Canada, mais quelque chose de leur essence flottait en ce quartier, malgré l’abandon dont il était victime. Un peu comme ce creux marquant l’entrée d’une maison, tout peinturluré de bleu, ancien emplacement d’une mézouza qui, même absente, criait sa judaïté sous la grossière couche de peinture… Ou comme ces grenades d’un restaurant du quartier qui me semblaient sœurs de celles qui accompagnaient la tristesse de mon sultan statufié de l’autre côté de la mer…

 

 

Le marchand de tapis, qui avait lui aussi séjourné à Grenade, n’était pas trop loquace quant au passé commun de nos deux villes, mais qui sait, peut-être ses étoffes gardaient-elles en leur trame la mémoire des savoirs-faires de tisserands morisques ou marranes qui avaient troqué les vers à soie de l’Alpujarra pour les agaves fassies dont les fibres donnaient de si précieux fils de soie sillonnant les ruelles des souks.

 

 


Je rentrai de ce voyage sans aucune autre donnée concrète sur les lieux de vie fassie et de repos éternel de Boabdil, mais mon fil d’Ariane semblait tout de même se consolider autour de toutes ces rencontres. Oui, Boabdil me semblait plus vivant que jamais, caché dans les sourires ou les récits de chacun de ces habitants de Fès qui me livrèrent à leur manière une parcelle de leur ville, et surtout une parcelle de la compréhension et de l’entente universelle, ce qui représente peut-être finalement la vraie quête de mon sultan déchu. Le surnom de Fès m’avait d’ailleurs prévenue, car cette ville, on l’appelle Fas blad bla nass, une terre sans gens, parce qu’elle est peuplée de gens d’ailleurs, comme mon Boabdil, qui vécut là près de 40 ans, c'est-à-dire la seconde moitié de sa vie, avant d’être englouti par le temps qui passe et le souvenir qui s’efface.

Mais là-bas comme ici je sais maintenant qu’il se manifeste autrement que dans des lieux concrets où on ferait payer aux touristes avides d'authenticité une entrée exorbitante pour photographier des restes de tombes ou de palais. Oui, je le sens, je le sais, Boabdil est bien vivant, devisant de tout et de rien dans les conversations quotidiennes de ces habitants qui, chacun, me livrèrent une parcelle de leur temps et de leur histoire ; voletant sous les traits de ce papillon immortalisé face au quartier des Andalous ; ou encore galopant dans cet autre mirage aperçu lors de ma dernière soirée fassie, douce et inoubliable à plus d’un titre…

 

  


Ici à Grenade, les pensées du sultan s’enroulent autour de croix surmontant les sphères d'anciennes mosquées,

 

 


ses plaisirs se déploient dans les salons de thé,

 

  

 

son profil se dessine sur les portes des ruelles de l’Albayzin et sa délicatesse s’imprime sur les tissus d’habits morisques portés par celles qui refusent de célébrer la chute de Grenade,

 

  

 

ses paroles coulent dans les flots émanant des fontaines grenadines qui font perler parfois, au faîte de leur gouttelettes et dans les yeux de qui m’est devenu proche, la silhouette du sultan disparu, qui contemple chaque soir, depuis son rocher anthropomorphe, un nouveau coucher de soleil grenadin, même si d’aucuns s’obstinent à surnommer cette pierre El Fraile, c'est-à-dire « le moine ».


 

Je suis convaincue de sa présence en tous ces menus détails, et c’est pourquoi je me joins au travail de mémoire pour ressusciter à ma façon celui dont la vie s'arrêta lors de la chute de Grenade, même s'il survécut physiquement de si longues années à sa perte. Et en attendant de mettre sur pied le jeu de pistes et la pièce de théâtre mettant mon sultan à l’honneur, je continuerai de sonder le passé et d’écouter les vieilles pierres, tout en m’abreuvant des histoires des gens, porteuses parfois à leur insu de royales révélations…

 
 
 
 
 
 
 

Nathalya Anarkali
 

 

Mise à jour le Lundi, 11 Janvier 2010 17:39