Le vaution de Jean-Marie Klinkenberg sur le mode des madeleines de Proust |
Écrit par Best of Verviers | ||
Samedi, 20 Février 2010 09:46 | ||
Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres la jatte de café en même temps que je croquais dans le mince triangle de vautchon. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée au souvenir gustatif du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse : ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu’elle était liée au goût du café et du gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D’où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l’appréhender ? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m’apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer, et par ailleurs en boire davantage rendrait plus dramatique encore mon coucher du soir. Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi. Il l’y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact, à ma disposition, tout à l’heure, pour un éclaircissement décisif. Je pose la coupe et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité; Mais comment ? Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière. Et je recommence à me demander quel pouvait être cet état inconnu, qui n’apportait aucune preuve logique, mais l’évidence, de sa félicité, de sa réalité devant laquelle les autres s’évanouissaient. Je veux essayer de le faire réapparaître. Je rétrograde par la pensée au moment où je pris la première gorgée de café. Je retrouve le même état, sans une clarté nouvelle. Je demande à mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois la sensation qui s’enfuit. Et pour que rien ne brise l’élan dont il va tâcher de la resssaisir, j’écarte tout obstacle, toute idée étrangère, j’abrite mes oreilles et mon attention contre les bruits de la chambre voisine. Mais sentant mon esprit qui se fatigue sans réussir, je le force au contraire à prendre cette distraction que je lui refusais, à penser à autre chose, à se refaire, avant une tentative suprême. Puis une deuxième fois, je fais le vide devant lui, je remets en face de lui la saveur encore récente de cette première gorgée et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s’élever, quelque chose qu’on aurait désancré, à une grande profondeur ; je ne sais ce que c’est, mais cela monte lentement; j’éprouve la résistance et j’entends la rumeur des distances traversées. Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être l'image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre jusqu'à moi. Mais il se débat trop loin, trop confusément; à peine si je perçois le reflet neutre où se confond l'insaisissable tourbillon des couleurs remuées ; mais je ne peux distinguer la forme, lui demander, comme au seul interprète possible, de me traduire le témoignage de sa contemporaine, de son inséparable compagne, la saveur, lui demander de m'apprendre de quelle circonstance particulière, de quelle époque du passé il s'agit. Arrivera-t-il jusqu'à la surface de ma claire conscience, ce souvenir, l'instant ancien que l'attraction d'un instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi ? Je ne sais. Maintenant je ne sens plus rien, il est arrêté, redescendu peut-être; qui sait s'il remontera jamais de sa nuit ? Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche difficile, de toute œuvre importante, m'a conseillé de laisser cela, de boire mon café en pensant simplement à mes ennuis d'aujourd'hui, à mes désirs de demain qui se laissent remâcher sans peine. Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût, c’était celui du vautchon que le dimanche après-midi à Verviers (parce que l’après-midi, bien après l’heure de la messe, nous jouions à des jeux de société, comme par exemple le nain jaune ou le Monopoly), quand nous approchions de l’heure du goûter, ce repas que jamais nous ne prenions un autre jour, ma mère disposait devant nous, en même temps qu’elle nous servait un café pas si bon que celui que je bois en cet instant, parce que si elle était une bonne cuisinière, son café, eh ben ce n’était jamais que de la laperotte, un plateau où il y avait du gâteau de Verviers, de la tarte au riz, de la tarte au sucre, et du vautchon, et bien qu’elle excellât surtout dans la confection de la coulante tarte au sucre, c’est au vautchon seul qu’allaient tous mes suffrages, alors que le patriotisme correctement politique devrait aujourd’hui me pousser à proclamer les vertus de la tarte au riz, comme Christophe Dechêne souhaiterait que moi et d’autres le fassions, mais j’en suis navré, pour moi c’est le vautchon et rien d’autre, et si Christophe le souhaite, alors il lui reste loisible de biffer la vocable vautchon partout où il le rencontrera dans ces lignes et de le remplacer par la locution tarte au riz, moi ce que j’en dis, voilà, comme ça ce sera quand même ma contribution à la célébration de la dorée, mais sapristi, je crois bien que ma phrase est plus longue que la plus longue que le petit Marcel de Combray n’en put jamais rédiger et dès lors j’y mets fin ici-même et je reviens à mes moutons et mes vautchons. Ainsi donc, la vue du mince triangle ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté; peut-être parce que, en ayant parfois aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes de quelques rares pâtissiers de l’Est de la Belgique, leur image avait quitté ces jours de Verviers pour se lier à d’autres plus récents ; peut-être parce que, de ces souvenirs abandonnés depuis si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s’était désagrégé ; les formes — et celle aussi du mince triangle de ferme pâtisserie, si discrètement sensuel sous son contreplacage sévère et dévot — s’étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d’expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des autres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir.
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Mise à jour le Jeudi, 10 Mai 2012 05:39 |