Souvenirs 1940 – 1945 de Julien Herman |
Écrit par Julien Herman | ||
Mardi, 05 Septembre 2006 14:24 | ||
Les jours succédaient aux jours, les semaines aux semaines, sans nous apporter la moindre nouvelle de mon grand frère. Une sorte de soulagement général avait fait suite au déplacement du front - donc du danger...- vers le sud. On était à présent comme "installés" dans cette guerre dont presque toute l'horreur était pourtant encore devant nous, et je mentirais en affirmant que le sort de Jojo me préoccupait beaucoup; même la reddition de Paris n'avait aucunement ému - et pour cause - le crédule donc fidèle petit Belgicain qu'à l'époque, j'étais toujours...pour une bonne dizaine d'années. En revanche, quel courage devaient sans nul doute déployer mes infortunés parents pour dissimuler l'affreuse angoisse qui était la leur, alors que le destin de leur "grand" demeurait complètement inconnu. Le dimanche 7 juillet 194O s'annonça vite comme une superbe journée d'été parmi les nombreuses autres de cette année-là. Dès son lever, maman nous fit part de son pressentiment que...Jojo allait rentrer !!! Personne n'y prêta attention cependant; même quand, dans le courant de la matinée, elle gagna la mansarde et se mit en devoir de "faire" la chambre et le lit de l'absent. Quoi de plus banal, quoi de plus naturel ? Tellement banal et tellement naturel d'ailleurs, que dès après le repas de midi, papa, comme chaque dimanche, partit à vélo à Cornesse pour y poursuivre les multiples travaux d'aménagement de notre future maison: une manière comme une autre de tromper une lancinante inquiétude... La "plaie" allait brusquement se rouvrir 37 années plus tard, presque jour pour jour. Alors que, flânant au rayon "librairie" du "Bon Marché" à Liège, mon regard tomba sur un gros livre dont la "jaquette" s'ornait de la photo...d'une "Forteresse volante"; sous le titre prometteur "Forteresses sur l'Europe", par Roger Anthoine. Mon sang ne fit qu'un tour, pour se figer presque, quand, sur la première page, outre le titre susdit, je lus: "l7 août l943" !!! De ce livre extraordinaire retraçant avec une minutie et une précision extrêmes, la mission des "Forteresses volantes" dans le ciel européen au cours de cette mémorable journée, j'ai voulu retranscrire, ci-après, la page 2l5, laquelle complète et précise mon propre récit: "A quelques kilomètres de là, Mc.Keegan inspecte le vert terrain qui monte vers lui... Des forêts, des ravins boisés, de rouges usines; rares sont les endroits propices à un atterrissage de fortune... Dans cette populeuse région, mille yeux le suivent. Ceux d'Hendrick Clément et Jean Bérens, par exemple, qui creusent des tranchées près des filatures de Welkenraedt. Les deux hommes voient la "Forteresse" de Mc.Keegan passer de l'état de traînard à celui de victime... Vers Membach où, dans une clairière toute fraîche, deux sentinelles allemandes surveillent les restes de la "Forteresse" de Mason tombée ce matin, Mc.Keegan déclenche la sonnerie de détresse... Des trappes et des hommes tombent dans la culbute salvatrice... A Dolhain, en plein village, Mme Bragard accueille le radio James Prehart...sur son toit. Descendu de son perchoir, l'Américain attendra les Allemands, attablé dans la cuisine de son admiratrice... A Bilstain, l'abbé Grosset se trouve aussi sur la trajectoire de "Smiling Thru" ("Sourire quand même"): il hérite du bombardier Baxter Harris qu'il tentera vainement de soustraire à la curiosité allemande... La "Forteresse" vole encore 25 secondes. Assez pour qu'en sortent les pilotes, trop peu pour vérifier si les postes les plus exposés, la queue et la balle, sont effectivement désertés... Mc.Keegan et son co-pilote abandonnent l'avion au Nord de Verviers. Immédiatement, les deux moteurs droits, valides, tirent le "B.l7" à gauche en virage serré. Il frôle les hauteurs de Lambermont, glisse vers Wegnez en contrebas... Là, "Sourire" fracasse les dépendances de la Brasserie du Coq d'Or à l6 heures 28. Nicolas Loop, le garde champêtre, arrive le premier sur place. Occupé à planter des poireaux, il a été distrait de cette utile occupation par un tir de mitrailleuses. Il n'est ainsi pas exclu de croire que le tireur de queue, Robert Mc.Lain, répondait ainsi à un toujours présent "Focke-Wulf". L'incendie de la brasserie éteint, Loop aidera à extraire son corps du poste arrière broyé... Dix jours après l'écrasement, lorsqu'on achèvera de déblayer les ruines de la "Forteresse", on découvrira un second cadavre: le mitrailleur ventral...". Ne me demandez pas pourquoi moi, qui me déplaçais tant et loin, je n'ai pas pédalé alors jusqu'à Wegnez: je me le suis moi-même demandé maintes fois. Sans jamais trouver la réponse... 3. Les V1, armes allemandes pour la vengeance On était fin septembre l944, je crois (officiellement, ce serait le l7 de ce mois-là ?). Je vivais dans l'euphorie de la liberté revenue - encore que sans savoir à qui, pour 8O %, j'en étais redevable - et dans un sentiment trompeur de totale sécurité. L'occultation des lumières demeurait, à juste titre, obligatoire, puisque la ligne de front n'était guère éloignée de plus de vingt kilomètres: en dépit d'un super-équipement, d'une maîtrise aérienne écrasante, l'armée américaine bourgeoise et peu motivée ne faisait pas le poids en regard de soldats allemands défendant désormais le territoire sacré du Grand Reich. Aachen résistait avec acharnement, rue par rue, maison par maison... Ce soir-là, vers 2l heures (il faisait donc nuit noire), je me trouvais aux toilettes, dans le petit cabinet occupant un coin de notre courette, rue de Battice à Petit-Rechain. Quoiqu'absorbé par cette "grosse affaire" indispensable, j'eus tout à coup mon attention attirée par un bruit inhabituel en provenance du ciel. Inhabituel assurément en tant que "provenant du ciel", puisqu'il rappelait quelque peu celui d'une vieille motocyclette. Sans quitter ma place que - chantait-on jadis - "on ne céderait pas pour un boulet de canon", je parvins, en tendant le bras, à entrebailler la porte du W.C., alors que ce bruit saccadé se rapprochait en augmentant d'intensité. Ce que je vis me stupéfia. Sur fond de ciel d'encre, à une altitude certainement inférieure à mille mètres, en grondant sinistrement, une flamme se déplaçait rapidement dans la direction Sud-Est/Nord-Ouest. Je ne fus pas long à réaliser qu'il ne pouvait s'agir d'un avion en détresse puisque "la chose" (en fait le premier... Objet Volant Non Identifié) progressait selon une trajectoire parfaitement rectiligne, d'ailleurs bientôt hors de mon champ de vision. Le lendemain, on apprit qu'il s'agissait d'un "avion sans pilote" ou "bombe volante" téléguidée; dernière invention du peuple allemand, qui espérait d'elle la victoire finale,...alors que la défaîte était en vue, et que les armées russes apportaient sur son sol - enfin - le châtiment de ses crimes. Plus tard, on saurait que cet engin appelé "Vl", propulsé par turbine, mis au point dès...l934 (!), s'envolait de rampes de lancement construites dans l'Eifel, fonçait à + ou - 6OO kms/heure jusqu'à sa cible selon un système de pré-réglage automatique des distances, et que...coïncidant avec l'arrêt programmé du moteur, l'extinction de la flamme géante crachée par la tuyère signifiait la chute de la torpille, la Mort pour ceux qui se trouvaient en-dessous... Une inquiétude profonde étreignit alors les populations. Car jour et nuit, quel que fût le temps, les "Vl" grondaient dans le ciel, sur des trajectoires presqu'invariables: un peu plus vers le Nord ou un peu plus vers l'Ouest, mais toutes au départ du Sud-Est, de l'antre du Diable, et émaillées de détonations plus ou moins proches. En ce temps-là, l'égoïsme - c'est humain - régnait en maître: soit qu'on eût l'occasion de voir "la flamme" rester vivace, soit qu'au seul son on pût juger que l'engin avait déjà...dépassé la maison, on se considérait comme "encore sauvé pour cette fois"; alors que dix ou vingt secondes plus tard, l'arrêt fatidique du moteur et l'explosion y faisant suite apportaient la mort un peu plus loin ! Tout comme quand, s'étant inexplicablement arrêté pendant trois ou quatre secondes,...le moteur redémarrait ensuite. Chaque jour, les sombres nouvelles qui se colportaient de bouche à oreille faisaient mention d'un "Vl" tombé ici, d'un autre tombé là; à coup sûr par déficience technique puisque tous étaient destinés soit à Liège, soit au port d'Antwerpen. Les canons anti-aériens et les avions de chasse U.S. faisaient de leur mieux pour les abattre au-dessus des Fagnes, et ils y réussissaient parfois. Parfois aussi, leur délicat mécanisme détraqué par la mitraille, les "Vl" dégringolaient un peu partout sur la région de Verviers et le Pays de Herve; il s'en trouva même - trop rares, hélas - qui, dérive fracassée, reprenaient sans complexe le chemin du Grand Reich ! Les semaines passaient, tout comme les "Vl". On vivait avec ce péril mais sans jamais s'y habituer; et si le risque était identique, à tout moment, pour tout un chacun, l'obscurité de la nuit, néanmoins, décuplait l'angoisse: on en était revenus aux nuits éprouvantes, encore si proches, des bombardements aériens massifs sur l'Allemagne, pendant l'occupation. Arriva décembre l944, avec, à partir du l6, le dernier sursaut de la bête allemande à l'Ouest. Jour et nuit, des convois militaires américains vers ou en provenance de la ligne du front, passaient devant la maison. Des civils notables fuyaient vers l'Ouest. Tout cela sur fond de froid, de neige, et...de "Vl" qui, imperturbablement, continuaient à pétarader tous azimuts, à dégringoler, et à tuer. Ainsi, peu à peu, l'angoisse se muait en épouvante. On situe officiellement au 28 janvier l945, le passage de la dernière "bombe volante", mais mon ultime souvenir marquant se rattachant aux "Vl" date du 24 décembre l944. Alors que la nuit tombait, affamé comme toujours (plus encore à la perspective des succulentes "bouquettes" que ma chère maman était sans doute occupée à préparer...), je regagnais le village à travers les prairies enneigées du hameau de "Husquet" où j'étais allé me livrer au plaisir de la luge. Brusquement, je perçus le bruit caractéristique - hélas si bien connu - d'un "Vl" se rapprochant mais dont je ne pouvais distinguer l'inquiétante silhouette à travers le plafond très bas d'épais nuages gris. Le hasard me faisait passer, à ce moment précis, à une vingtaine de mètres à peine, d'une position américaine de défense anti-aérienne. Au jugé, les servants ouvrirent illico le feu dans la direction présumée de la "bombe volante", tirant de longues rafales rouges des quatre tubes de leur puissante mitrailleuse et faisant voler alentour des douilles par centaines. En vain... Crépuscule, paysage de neige, feu d'artifice de balles traçantes, la Mort bourdonnant au-dessus: un hallucinant spectacle. Une certitude aussi: l'ère des fusées était arrivée. Hélas...! 4. Un convoi allemand est attaqué route de Battice En cours depuis plusieurs semaines déjà, la retraite des armées allemandes atteignait, à la fin du mois d'août l944, une intensité considérable. Jour et nuit, passant devant notre maison, le plus souvent vers Battice mais parfois aussi vers Verviers, une gigantesque "cavalcade" de camions, de voitures, de tanks, de charrettes, et de fantassins, encombrait la chaussée. La nuit surtout. Car de jour, ces troupes devenaient de plus en plus fréquemment la cible des avions américains, dont les bases se rapprochaient au rythme de l'avance alliée. Dans une obscurité d'encre (noire), il arrivait que des colonnes se déplaçant en sens opposés, s'enchevêtrassent littéralement au carrefour rue de Dison-rue L.B.Dewez-place Xhovémont. Des gradés vociféraient, des freins crissaient. Puis le "bouchon" fondait, et la circulation reprenait son grondement régulier, au fil des heures. Une nuit, une section de fantassins vint s'affaler sur notre trottoir. Ma mère s'était levée, intriguée, et, par la fenêtre entrebaillée, elle glanait quelques bribes de dialogues germaniques: les hommes se disaient fourbus, incapables d'encore avancer; leur chef les haranguait de son mieux. L'orgueil leur rendit sans doute quelques forces, car ils se remirent debout, et le sinistre martèlement de leurs bottes cloutées se perdit bientôt dans l’obscurité... En ce temps-là, ayant pris quatre années d'âge depuis le début de la guerre et en comptant dès lors quinze au total, j'étais plus "badaud" que jamais ! Il faut bien dire que les attractions ne manquaient pas; pas toujours exemptes de danger, d'ailleurs, et mes parents me réprimandaient souvent à cet égard. La présence sans cesse plus "tangible" des Anglo-Américains ne consistait plus uniquement en de gigantesques armadas de bombardiers lourds qui, plusieurs fois par semaine, vrombissaient au-dessus de nos têtes, en route vers le territoire du Grand Reich allemand. De plus en plus fréquemment, un chasseur allié solitaire ou un groupe de chasseurs rasait les toits: pour notre plus grand émoi quand, sans aucune confusion possible, on avait pu reconnaître l'étoile blanche à cinq pointes sous le bout de l'aile droite. Nous n'avions alors plus aucun récepteur de radio; notre SBR, que les Allemands avaient saboté en mai l94O avait été réparé, mais il avait été cédé à mon grand frère lors de son mariage en juillet l943. Nous apprenions néanmoins que les troupes débarquées en Normandie depuis le 6 juin l944, se rapprochaient. Les passages de chasseurs américains (britanniques aussi, parfois) se multipliaient. Manifestement, ils harcelaient les convois allemands en retraite. Le mercredi 6 septembre 1944 tout au début de l’après-midi, un vrombissement plus fort que de coutume me précipita dehors. A la verticale du carrefour route de Battice-rue Bonvoisin, et, à vrai dire fort bas, un énorme oiseau d'aluminium, un chasseur américain "Lightning P.38" (caractérisé par un double fuselage) évoluait dans le ciel tout bleu. Je me trouvais alors à deux pas de notre porte d'entrée demeurée ouverte; j'eus tout juste le temps de voir l'avion amorcer, en un terrifiant rugissement, un piqué vers le haut de la chaussée de Battice , lorsqu'un soldat allemand sortant je ne sais d'où, l'air affolé, me happa littéralement et me repoussa dans le vestibule, en hurlant de toutes ses forces pour couvrir le vacarme de l'avion U.S.: "In Keller, in Keller !" (Dans la cave, dans la cave !). Accourant pour se rendre compte de ce qui se passait, mes parents furent eux-mêmes repoussés au bout du hall, en direction de la cave, par ce Boche qui, décidément, se faisait bien du souci pour nous... Lui, mes parents et moi, on dévala donc pour remonter presqu'aussitôt: juste le temps d'entendre comme un grondement, quelques secondes. Je fus à nouveau dehors, avec seulement père et mère, cette fois. Le soldat allemand était reparti vers son destin. Quelques véhicules militaires descendaient lentement la chaussée de Battice. Sur l'un d'eux (sorte de camionnette plate), deux soldats étaient étendus, l'uniforme maculé de sang... Présumant qu'ils étaient morts, je fis un commentaire qui m'attira la réprobation de mes parents et une leçon de morale et d'humanité: "Ces hommes ont aussi un père et une mère !" me dirent-ils, une larme au coin de l'oeil. C'était vrai, mais bien d'autres critères l'étaient tout autant, peu connus voire encore inconnus alors ! Quelque six mois plus tard, en effet, on aurait, dans toute son insoutenable horreur, l'atroce et hallucinante révélation des camps de concentration allemands; la longue liste, jamais clôturée, des innombrables crimes commis par des soldats allemands avant et après l'anéantissement par le feu et la mitraille, notamment du village d'Oradour-sur-Glane. Beaucoup plus tard, par le miracle de la télévision, on pourrait se convaincre, face aux rugissements hystériques des foules allemandes d'accord pour sacrifier le beurre...aux canons, de la responsabilité totale d’un peuple tout entier tendu, pour "la revanche", vers le but que leur avait assigné leur Führer bien-aimé » : « Effacer la honte de Versailles » . On saurait quel prix en... vies françaises et autres (!), les mamans et papas allemands avaient, de bon coeur, accepté de payer sans regrets ni remords, pour la joie suprême d'apprendre que leurs fils avaient remonté les Champs-Elysées au pas de l'oie. Mais que venait-il de se passer ? Le pilote d'un "Lightning P.38" américain en mission, avait, semble-t-il, repéré quelques véhicules allemands se dirigeant vers Battice, et, environ 2OO mètres au-delà du château d'eau, il les avait aussitôt pris sous le feu de ses canons. Le surlendemain, je me risquai à aller inspecter les lieux. Les Allemands avaient évidemment déblayé la chaussée après l'attaque, pour ne pas interrompre leur retraite; mais la carcasse d'un autobus calciné avait été repoussée sur l'accotement, où elle posait sur les essieux. Je la vois encore, quelque 2OO mètres au-delà du château d'eau, côté droit. A la ferme Hurlet, située côté gauche, un mur d'étable, épais de 5O cms, avait été percé comme une écumoire par la puissante artillerie de bord - plus grondement que crépitement - du "Lightning". Si plusieurs attaques aériennes se produisirent alors dans les environs de ma demeure, celle-là fut néanmoins la seule dont j'eus connaissance. Mais c'était bien suffisant pour me faire prendre conscience du terrible danger que nous courions en habitant en bordure d'une trop importante voie de communication, où des colonnes allemandes se traînaient depuis des jours et des jours, quasiment de l'aube à la nuit et de la nuit à l'aube. Certes, notre moral était très haut puisque cette fois, elles roulaient et marchaient non plus "nach Paris" mais ...aus Paris ! 5. Un soldat allemand me vole mon vélo Fin août l944, je possédais, depuis quelques mois, un vélo (une bicyclette, comme disait ma grand'mère...) fort convenable que mon père avait acheté d'occasion. Il était solide, et son cadre émaillé noir à filets dorés avait un aspect neuf. Mieux, grâce aux multiples informations en tous genres que l'on recueillait en ces temps troublés, on avait réussi à le doter de deux pneus "rechapés", c'est-à-dire parfaitement regarnis de gomme, luxe considérable pour l'époque. C'est avec cet engin dont j'étais très satisfait que, au moins deux fois par semaine, j'effectuais ma corvée "lait". Il s'agissait d'aller chercher trois litres du précieux liquide à la ferme Franquet, située en lieu-dit "Trou du Chat", à Bruyères-Battice. Ce jour-là, 4 septembre l944, alors que je débouchais de la ruelle du "Trou du Chat" sur la route de Bruyères, main gauche au guidon de ma bécane, cruche dans la main droite, l'esprit parfaitement tranquille, je tombai pile sur une troupe allemande cheminant sans doute aussi, comme tant d'autres,...aus Paris. Certains soldats marchaient, d'autres chevauchaient un vélo bardé d'équipements militaires et d'objets hétéroclites. Je n'eus d'ailleurs guère le loisir d'observer longuement la scène: montant un vélo (manifestement civil...) dont les deux pneus étaient plats, un soldat Boche quitta son groupe et fondit littéralement sur moi ! Et avant même d'avoir réalisé ce qui m'arrivait, casque, masque à gaz, besace, garnissaient déjà ma chère bicyclette dont le bon état avait assurément attiré l'attention du soldat venant de laisser choir dans le fossé de la route, la bécane l’ayant amené jusque là. Et je questionnai prudemment celui qui déjà s’éloignait sur ma propre machine : "Ich darf dieses nehmen ?". (dans cette conjoncture pourtant plutôt émotionnelle, ma passion des langues m'avait, d'une manière quasi instinctive et sans qu'une seconde de réflexion m'eut été nécessaire, fait prononcer cette phrase linguistiquement parfaite !). "Ja !" me lança le soldat ennemi, cependant que ses camarades s'esclaffaient du bon tour qu'il m'avait joué. A coup sûr, je devais en tirer une, de tête; sous le coup de la surprise, je demeurai de longues minutes sans réaction...puis je me mis à examiner mon vélo de remplacement. C'était une vieille machine usée, rouillée, néanmoins pourvue d'un "dérailleur",...lequel dérailleur déraillait sans doute plus souvent que ne le souhaitait l'utilisateur. Je l'enfourchai, histoire de me rendre compte; tout grinçait, tout gémissait, et je sautai aussitôt à bas puisque, pneus crevés, il m'était impossible de rouler ainsi jusqu'à Petit-Rechain. Du coin de la ferme Dellicour, où je stationnais, je voyais la troupe allemande disparaître derrière un coude de la route, dans la côte à l'entrée du hameau de Manaihant; je gage que de là, elle allait piquer droit sur le "Grand Reich", par les ruelles et le village de Chaineux, et le chaussée de Henri-Chapelle. Je me remis en route, à pied cette fois, car on devine qu'encombré d'une cruche, ce n'était guère commode de conduire à la main, un vélo cahotant "sur les jantes". C'est donc avec un retard notable, et toujours..."lu cawe è cou" que j'atteignis Petit-Rechain. Légitimement inquiet puisque la chaussée de Battice continuait d'écouler presque sans arrêt le reflux des armées allemandes, mon père s'avançait à ma rencontre, au lieu-dit "Pont d'Arcole" (près du château d'eau). "Qu'est-ce qu'il y a ?" me cria-t-il de loin, surpris de me trouver marchant et l'air bizarre. "Les Allemands m'ont volé mon vélo !" Le lendemain, je m'en fus à la mairie, afin de déposer plainte pour vol, auprès du garde champêtre Walthère Derouaux. Au moyen de la plaque provinciale de la bécane, ce dernier n'eut aucune peine à en identifier le légitime propriétaire ; c'était un habitant de Soumagne (!) qui, aussitôt prévenu, vint récupérer son bien et me gratifia d'un billet de lOO francs. Ce qui ne me consolait d'ailleurs pas de la perte de mon beau vélo... 6. La Libération me surprend à Verviers La retraite des armées allemandes se poursuivait; surtout de nuit, pour parer aux attaques aériennes dont la menace et la fréquence augmentaient dans la mesure où la progression des Américains rapprochait les aérodromes et raccourcissait les missions des avions de chasse (Mustang, Thunderbolt, Lightning, etc.). Des rumeurs circulaient que les Américains étaient à Liège ! On entendait bien quelques détonations dans cette direction, mais comment savoir ? Cette nuit-là, une colonne blindée allemande montant de Dison, nous tira, mes parents et moi, de notre premier sommeil, si tant est qu'on puisse désigner ainsi le repos empli d'inquiétude qu'on connaissait depuis des semaines. En effet, la colonne s'était arrêtée, et les classiques vociférations des gradés avaient succédé au rugissement des moteurs et au grincement des chenilles des tanks. L'un de ceux-ci, un gigantesque "Kônigstiger" de 7O tonnes, orgueil du peuple allemand, était la cause de tout ce remue-ménage: à travers quelques bribes de conversation perçues par ma mère, il s'avérait qu'une panne empêchait le tank d'avancer... Cette nuit-là, c'était celle du jeudi 7 au vendredi 8 septembre l944. Quand le jour se leva, notre situation était en voie de devenir bientôt dramatique: morceau de choix pour l'aviation de chasse américaine, l'énorme char d'assaut allemand demeurait donc immobilisé tout contre la bordure du trottoir, en plein devant notre maison (rue de Battice à Petit-Rechain), et toutes les tentatives de le remettre en marche restaient vaines; immanquablement, il n'allait pas tarder à être pulvérisé par le "feu du ciel"...et nous avec lui . Alors, on résolut de faire la seule chose utile: partir. Mon père promit de nous rejoindre sous peu, et c'est donc avec ma mère que, sans pratiquement rien emporter, je gagnai Verviers en tram, pour trouver le gîte et le couvert chez mon grand frère Jojo, y demeurant rue des Minières. Papa arriva dans le courant de l'avant-midi, apportant la nouvelle que "le tank" n'avait pas bougé mais qu'il semblait n'avoir pas encore été repéré par la chasse américaine. On décida néanmoins d'encore profiter un peu de la sécurité relative qu'offrait la ville. Et puis, dans un sentiment mêlant l'ennui, l'inquiétude, l'incertitude, l'impatience, l'énervement, l'espérance, on attendait "quelque chose"...sans savoir très bien quoi. Sans deviner, en tout cas, que des temps nouveaux, une journée mémorable, étaient si proches. Rentrant de son travail (chauffeur de locomotive au Chemin de fer), Jojo raconta ce qu'il savait: les Américains approchaient de Liège, disait-on. Une réalité concrète: le canon tonnait, de plus en plus fort, de plus en plus près. On s'organisa pour la nuit. Mon frère et ma belle-soeur offrirent leur lit à Papa et Maman. A trois, on se répartit les fauteuils, des coussins, des couvertures; pour une nuit blanche, interminable, parsemée de lueurs, d'échos lointains, de détonations, d'inquiétude et de fols espoirs. Le matin, des rumeurs locales prédisaient l'arrivée imminente des Américains. Heureuses gens qui "savaient" ! Mais par qui ? Comment ? N'est-elle pas absurde, ma témérité, de prétendre évoquer, faire revivre pour les générations futures (s'il s'en trouve...), trente-cinq ans après, des moments pareils !?? On était le samedi 9 septembre l944; j'avais l5 ans et 7 mois. Il me tardait de descendre en ville, au centre, pour y prendre "l'atmosphère". Mais, provisoirement, chacun se bornait à tromper son énervement en passant de la salle à manger au balcon, du balcon à la salle à manger, de la salle à manger au balcon. Dans l'immeuble juste en face, un vieil homme, Adrien HOUGET, P.D.G. et ex-officier, faisait de même; mais en plus, il repassait inlassablement sur un vieux phonographe attiré près de la fenêtre ouverte, la "Marche des Chasseurs Ardennais", son ex-régiment, criait-il. De temps en temps, braquant vers le Nord des jumelles qui me faisaient envie, il communiquait à la cantonnade qu'il voyait quelque chose du côté de Manaihant. Mais quoi ? Jojo avait réussi, difficilement d'ailleurs, à convaincre mes parents de rester encore un peu à Verviers. On sentait qu'il allait se passer quelque chose, et ce n'était pas le moment de prendre des risques inutiles... Il y avait bien toujours ce fameux "Königstiger" dont on ne savait toujours pas s'il avait enfin repris sa progression vers le Grand Reich; mais en regard, il y avait aussi la perspective...de retrouver la maison, soit pulvérisée, soit mise au pillage comme en l94O . N'y tenant plus, je décidai de partir aux nouvelles, et je dévalai la rue des Minières. Le canon tonnait dans la direction de Liège. Parvenu sur la place de la Victoire, je fus frappé de voir de très nombreux passants qui semblaient y circuler à la fois avec et sans but précis... Il était près de l4 heures à l'horloge de la gare centrale que j'apercevais déjà. Mais l'heure n'était plus aux méditations... Tout à coup, une immense clameur s'éleva, et, tel un aimant agglutinant la limaille de fer, elle précipita au centre de la chaussée, tout ce que le quartier comptait d'avides badauds: "Les A-mé-ri-cains !". A cinquante mètres de moi, deux vagues humaines concentriques, jaillies des trottoirs, stoppaient net, submergeaient, coinçaient comme dans une nasse,juste en regard du confortable abri vitré à la disposition des usagers du tram, "quelque chose" qui avait surgi de la rue d'Ensival: un minuscule véhicule kaki, d'aspect bizarre, flanqué de plusieurs soldats, en kaki eux aussi. "Ils" étaient là ! Le coeur bondissant d'émotion, je me contentai de cette furtive vision: à quoi bon, d'ailleurs, insister pour tenter d'en voir davantage, puisque... je me trouvais ballotté, soulevé, au lOe, au 2Oe rang peut-être !!! Aussi vite que je pus, je courus annoncer la nouvelle rue des Minières, et presqu'aussitôt, je repris, avec mes parents, le chemin du retour vers Petit-Rechain. Les Allemands avaient déguerpi, "Kônigstiger" compris; la maison était intacte et le village grouillait de troupes et de véhicules américains. Depuis plusieurs jours, le temps n'avait pas cessé d'être radieux, avec un beau ciel pur et une température très douce. L'allégresse semblait générale, sans laisser percer l'angoisse étreignant tous ceux qui, en ces heures étoilées, attendaient l'hypothétique retour d'un prisonnier de guerre, d'un déporté, peut-être d'un prisonnier politique promis au poteau d'exécution. On voyait circuler de nombreux hommes du village, revêtus d'une combinaison en jute, coiffés d'un bérêt sombre, et porteurs d'un brassard aux couleurs belges ; c’étaient des membres de la Résistance. Ma curiosité retrouvait à présent de gigantesques possibilités, et, avec mon camarade Laurent BREMEN, dont les parents exploitaient un cabaret à l'angle des rues Dewez et de Dison, je pus m'approcher vraiment de plusieurs soldats américains ayant...le cognac pour objectif militaire immédiat. Parmi eux, à la fois des blancs et...des autres, à la peau allant du beige très clair au brun très foncé. Ma surprise fut d'entendre un de nos libérateurs s'exprimer en français correct mais avec un accent bizarre: c'était un gars originaire de la Louisiane, qui donnait ainsi une leçon d'Histoire appliquée. Face à ces hommes (je les jugeais ainsi, bien que beaucoup n'eussent que l8 ans à peine) dont on était avides de savoir plus, chacun y allait de sa petite tentative de s'exprimer en anglais, ou en quelque chose y ressemblant. Hélas, cette langue était, à l'époque, fort peu connue, très peu étudiée. En ce qui me concerne, j'en avais abordé les premiers rudiments sur les bancs de l'Athénée royal de Verviers, à peine quelques mois plus tôt; d'abord peu enthousiaste pour ce langage que je jugeais étrange, à l'article défini quasi imprononçable (!), la soif de le connaître ne m'était venue qu'avec le débarquement en Normandie; de toute façon beaucoup trop tard pour en avoir acquis une habitude utile à ces journées fastes qu'il m'était donné de vivre. Toute ma vie, j'allais conserver le sentiment amer d'avoir "manqué le coche" en me trouvant, le 9 septembre l944, incapable de nouer un dialogue privilégié avec le monde anglo-saxon: dans une langue que je n'ai, depuis lors, cessé d'aimer, et de pratiquer avec délectation... La bataille continuait, le canon tonnait vers l'Allemagne, un hallucinant charroi américain roulait vers l'Est. J’étais persuadé que la paix éternelle accompagnerait toute ma vie. Illusions de gosse.. 7. Miss OLNE 1945… Les événements de la Libération en septembre 1944, suivis de la sanglante offensive allemande dans les Ardennes à partir du 16 décembre, avaient beaucoup perturbé les cours de 3e moderne-commerciale qu’à l’époque, je suivais à l’Athénée Royal de Verviers; à tel point que j’étais facilement parvenu à convaincre mes parents - j’en reste encore plus que perplexe cinquante-cinq années plus tard - que l’année scolaire 1944-1945 n’avait aucune chance d’être “ validée ”, et qu’elle devrait dès lors être recommencée... Par tous. En fait, pure spéculation mensongère de ma part, traduisant seulement une passion subite mais totale pour...l’école buissonnière (!) et les multiples pérégrinations qu’avec mon copain Laurent BREMEN, j’effectuais à travers prés et chemins de Petit-Rechain et des environs, vers les attrayants campements militaires américains. Alors que touchait à sa fin cette période mémorable, toute de troc et de transactions concernant les nombreux objets convoités par le gamin de 16 ans que j’étais , ce jour-là, 18 avril 1945, un temps radieux ajoutait à l’euphorie populaire induite par la défaite, sans nul doute très proche, de l’Allemagne. Et, pour un peu varier le programme, je décidai d’aller faire visite à des parents, mes oncle et tante DERREZ-HERMAN et leur fille Simone (12 ans et demi), demeurant à Fraipont-Nessonvaux, à l’intersection de la chaussée Verviers-Liège et de l’actuelle rue du Général de Gaulle. Mais le 4 septembre 1944, on le sait, à la sortie du village de Bruyères où je venais d’accomplir ma corvée “ lait ”, des soldats Boches d’un régiment retraitant piteusement de la direction de Soumagne m’avaient volé mon vélo. Me restait heureusement le bon vieux train à vapeur Verviers-Liège pour m’amener à Nessonvaux. Et, depuis longtemps passionné de photographie, j’emportais, quoique sans projet déterminé ni perspective concrète d’aucune sorte, l’appareil photographique parental: un “ box ” Kodak Brownie Junior 6-20, modèle 1935, pour photos en noir et blanc, au format 6 x 9 cms. Inutilement ? Voire... Puisqu’à peine arrivé, je m’entendis proposer par ma cousine d’aller...“ voir l’avion ”. L’avion ??? Ainsi, j’apprenais avec stupéfaction et un brin d’irritation qu’à mon insu, durant l’hiver, une “ Forteresse volante US ” - ma vieille passion ! - avait atterri en catastrophe (sur le ventre) à côté du cimetière de Saint-Hadelin/Olne, et qu’elle restait visible, mieux: visitable ! Courant presque, ma cousine et moi on fonça (à pied, bien sûr...) vers le Nord. Chemin faisant, mes pensées me reportaient vers cet autre “ Boeing B.17 ” qui, le mardi 17 août 1943, passant à la verticale de ma maison, moteurs gauches en flammes, était allé s’écraser sur les dépendances de la Brasserie “ Le Coq d’Or ”, à Wegnez; (je ne parviens toujours pas à comprendre pourquoi je n’avais pas, aussitôt, pédalé jusque là....). Une fois dépassé le carrefour des “ Six Chemins ”, l’émotion était déjà au rendez- vous et mon coeur se mit à battre plus vite, car, un peu plus bas, dans la prairie à gauche de la route, l’épave du gigantesque oiseau de mort aux formes si caractéristiques étincelait majestueusement au soleil printanier. “ Belle comme un camion ” ? Non pas: mille fois plus belle ! Et ce, nonobstant les graves outrages - encore présents - dus à la Flak allemande et ceux de..la ferveur populaire laquelle, à l’oeuvre depuis ce gris et neigeux 10 janvier 1945, avait dépouillé jusqu’au dernier centimètre de câble et jusqu’au dernier boulon, l’intérieur de la machine. Pas de quoi, pour autant, retarder d’une seule seconde, les sept “ clic ” qui allaient immortaliser la Belle pour la postérité... Et deux cousins par la même occasion.. Un demi-siècle s’était écoulé lorsque, en direct des services spéciaux des U.S.A., je reçus, à ma demande, de quoi compléter mon information: mal inspiré de s’éjecter à trop basse altitude de l’avion en détresse au retour d’une attaque contre le petit aérodrome allemand de Gymnich (au sud-ouest de Köln), un seul (un de trop) membre de l’équipage avait perdu la vie non loin. D’abord inhumé au cimetière militaire US de Henri-Chapelle, l’infortuné Jay L. ADAMS, né le 16 janvier 1916, marié, père d’une fillette, Staff Sergeant dans le 92e Groupe de la 325e Escadrille de bombardement de l’U.S. Air Force, fut plus tard réclamé par ses proches. Depuis le 8 janvier 1949, il repose dans le petit cimetière de Sentinel, comté de Washita, Oklahoma, U.S.A....
|
||
Mise à jour le Jeudi, 12 Novembre 2009 14:43 |