Conte : Les Mots |
Écrit par Albert Moxhet | ||
Jeudi, 21 Décembre 2017 22:57 | ||
14.00
Grâce à une autre passion, à dix-sept ans, il avait été engagé par un hebdomadaire pour y commenter les films qu’offrait le petit écran alors encore exclusivement en noir et blanc. Ce fut le début d’une longue carrière de chroniqueur culturel menée en parallèle avec l’enseignement. Ses élèves lui surent gré d’ouvrir ainsi de larges fenêtres dans l’aridité administrative des programmes de cours. Une chose entraînant l’autre, il fut amené à publier des articles dans diverses revues belges et étrangères, à écrire des livres. On lui confia une rubrique d’interviews à la radio, autre facette du travail sur les mots, car, plus encore que par écrit, l’essentiel y est de faire s’exprimer spontanément l’interlocuteur. Des amis, des confrères lui demandaient des préfaces, mais également la correction de leurs manuscrits, des traductions aussi parfois. Les moyens physiques qu’il eut à utiliser depuis l’enfance forment un large résumé de l’histoire moderne de l’écriture : touche, craie, crayon, plume Ballon, réservoir, stylo à bille, marqueur, machine à écrire et papier calibré, divers ordinateurs avec leurs spécificités propres établies par les éditeurs… Le clavier et l’écran de son PC, comme sa tablette, constituèrent dès lors une large partie de son décor quotidien ; ceux de son smartphone en étaient les petits frères pour de courts messages impliquant un choix très concis de mots, un exercice de rigueur pour un contact chaleureux ! Depuis quelque temps, il s’inquiétait : il lui arrivait fréquemment de ne pas retrouver immédiatement le nom de diverses personnes que pourtant il connaissait bien. Il avait beau se répéter la boutade qui dit que, tant que ce n’est que les noms que l’on oublie, ce n’est pas grave, ça le devient si l’on oublie les verbes. Il craignait de voir se profiler l’ombre d’un certain Alois Alzheimer. Perdre des noms aurait été pour lui la dilapidation d’un trésor, comme dans les légendes lorsque s’écoule par un petit trou au fond du sac l’or en lequel les fées ont transformé des feuilles mortes. Les fées, justement, vinrent à son secours. Deux de ses filles et deux amies très chères, dont l’une était comme sa fille adoptive, réussirent à le persuader que le temps qui s’enfuit et les nombreuses anesthésies nécessitées par diverses opérations étaient la cause de ces petits trous momentanés dans la voûte de sa mémoire. Il y avait là tellement d’affection et de confiance qu’il se laissa convaincre et continua sans crainte à jouer avec les mots comme avec les émaux, car il faisait aussi de la poterie et savait qu’émaux n’est pas le pluriel d’e-mail. Albert Moxhet |
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Mise à jour le Jeudi, 21 Décembre 2017 23:30 |