| Une conférence de Freddy Joris : Suite 3. A l’époque de la Première Internationale
Nous voici arrivés au milieu des années 1860, quand se crée à Verviers une section de l’Association Internationale des Travailleurs, la fameuse Première Internationale, dont les vétérans, beaucoup plus tard, feront fabriquer un emblème où on peut remarquer non seulement une émouvante faute d’orthographe mais aussi, curieusement, une équerre et un compas qui pourraient s’expliquer à mon avis par le fait que bon nombre de ces vétérans militaient surtout, à la fin de leur vie, dans des sociétés de libres penseurs et que ces symboles transcendaient ceux des divers syndicats ouvriers. |
C’est sous l’impulsion de Corneil Gomzé, Frédéric Thiry et Pierre Fluche que le mouvement ouvrier verviétois a pris son essor dans la seconde moitié des années 1860. Sa création coïncide, au sein du monde libéral, avec celle d’un Cercle progressiste à la tête duquel on retrouve l’inusable Jean-Joseph Humblet. Ce cercle se dote d’un quotidien, baptisé L’Echo de Verviers puis Le Progrès, et dont le premier rédacteur fut un professeur du Collège communal qui en perdit lui aussi son emploi, Edouard Barlet. Jean-Joseph Humblet Ces mêmes libéraux progressistes créent aussi en 1867 un hebdomadaire à destination de la classe ouvrière, L’Ami du Foyer, un peu sur le modèle du Journal des Travailleurs trente ans plus tôt et qui d’ailleurs, comme lui, ne vivra pas longtemps, trois ans seulement. Or c’est dans les pages de cet hebdomadaire que les premiers Internationalistes verviétois pourront publier des correspondances avant de fonder, fin 1867, leur propre journal sous le titre Le Mirabeau, qui hâtera évidemment la disparition de l’Ami du Foyer. Or tous les fondateurs et animateurs de l’Ami du Foyer comme du Cercle progressiste d’ailleurs étaient membres de la Loge des Philadelphes. A côté de Jean-Joseph Humblet, on trouve notamment les noms des industriels Matthieu Chatten (alors vénérable de la Loge), Matthieu Nissen (alors député de la Loge au Grand-Orient), Charles Müllendorff (le fils de François, alors secrétaire de la Loge et dont le frère, Eugène, deviendra bourgmestre de Verviers), enfin le futur échevin Jacques Henrion (alors trésorier de la Loge). Matthieu Chatten
Tous ces industriels progressistes et francs-maçons avaient donc fait un accueil plutôt favorable en 1867 dans leur journal L’Ami du Foyer à la création de la société des Francs-Ouvriers verviétois qui deviendra en 1868 la section verviétoise de l’Internationale, et cela méritait d’être souligné, même s’ils en deviendront de farouches adversaires plus tard. C’est ce qu’écrivait le journal dans son dernier numéro fin 1869 : Les ouvriers n’ont pas tardé à trouver que nous étions trop… bourgeois, pour eux. Après s’être pendant quelque temps « fait la main » dans nos colonnes, en répondant aux appels réitérés que nous leur avions adressés, ils se sont créés un organe à eux, le Mirabeau, qui […] doit bientôt devenir hebdomadaire. Nous ne songeons pas à nous en plaindre. Nous ne savons pas dans quelle mesure nous pouvons avoir contribué au mouvement ouvrier qui se produit sous nos yeux. Mais dans la mesure quelconque où nous y aurions contribué, bien loin d’en être mécontents, nous nous en féliciterions plutôt.
Ce n’est pas que nous approuvions tout ce qui se passe de ce côté-là : il s’en faut de beaucoup […] Mais nous ne reconnaissons à personne le droit de stipuler que les ouvriers aient à être contents de leur position […] Il faut leur permettre au moins de mettre la question à l’étude – et puis nous avons dans la localité des journaux pour leur répondre. Toutes réserves faites sur les fautes ou les erreurs qu’ils peuvent commettre, nous sommes enchantés de les voir prendre en main leur propre cause. Plus ils écrivent, plus, à la longue, ils s’instruiront. En tous cas, ceux qui, aujourd’hui, ont une position plus douce, n’ont aucune espèce de droit à trouver mauvais que d’autres cherchent à avoir, si possible, la même quantité de bien être, de propriété et de droit dans la société. En janvier 1869, la maçonnerie verviétoise avait subi une nouvelle scission pour des motifs politiques quand une trentaine de maçons affiliés par ailleurs au Cercle progressiste démissionnèrent des Philadelphes pour créer une nouvelle Loge. Dans le contexte social de l’époque, le choix du nom « Le Travail » était tout sauf innocent, et les premiers dignitaires de celle-ci étaient tous les maçons cités plus haut. Autrement dit, la Loge « Le Travail », le Cercle progressiste, le journal Le Progrès (dont un autre collaborateur était Henri Masson) et l’hebdomadaire populaire L’Ami du Foyer ne faisaient qu’un. la Loge « Le Travail »
On est donc en présence d’une Loge progressiste dont les principales figures, ou en tous cas certaines d’entre-elles, reconnaissent la légitimité des associations ouvrières et sont ouvertes à un dialogue avec celles-ci. On en aura une autre preuve lorsque d’octobre 1870 à décembre 1871, avec une interruption d’avril à novembre, les associations ouvrières organisent une trentaine de réunions publiques dont on a conservé tous les procès-verbaux, réunions auxquelles ils invitent les patrons verviétois si bien qu’on a affaire ici à une première tentative de dialogue social organisé. Du côté patronal, tous ceux qui y prendront part, à commencer par Charles Müllendorff et Jacques Henrion, sont tous des maçons appartenant à la Loge Le Travail parmi lesquels on voit aussi par exemple Célestin Martin ou encore le futur bourgmestre d’Andrimont, Simon Gathoye.
Cela étant, ne nous leurrons pas. Lors de ces réunions, ouvriers et patrons échangent leurs opinions sur le suffrage universel, les caisses de secours, le travail des enfants, etc, mais ne sont pas pour autant d’accord sur les réformes à mettre en œuvre, bien au contraire, d’autant plus que les maçons présents ne sont qu’un courant très minoritaire dans le monde patronal de l’époque.
Ce sont encore des maçons membres de la Loge Le Travail qui seront les principaux animateurs, à la même époque, de l’Oeuvre des Soirées populaires de Verviers, entreprise d’éducation populaire de tendance libérale progressiste qui remporta un succès considérable de décembre 1866, date de sa première manifestation, jusqu’à la fin du siècle. C’est le futur éditeur Ernest Gilon qui avait été à l’origine de cette société qui visait l’éducation et l’amélioration du bien-être des travailleurs par l’organisation de conférences et d’excursions et par la diffusion de livres à bon marché. Gilon avait vingt ans en 1866, il ne figurait donc pas parmi les fondateurs de la Loge « Le Travail » trois ans plus tard mais il en fut membre ensuite et il en sera un des dignitaires à partir de 1892 au moins, tout comme Karl Grün, Jules Lacroix et Armand Weber, autant d’animateurs des Soirées Populaires qui étaient membres de cette même Loge. | | Ernest Gilon | Karl Grün |
Il me semble important de relever qu’au niveau belge, les Soirées Populaires de Verviers furent à l’origine des tombolas de livres en 1867, de la création en 1872 d’un concours de littérature populaire, des excursions populaires lancées en 1875, et du monument Chapuis dont Philippe Raxhon nous reparlera peut-être, monument pour lequel, selon la légende, Armand Weber aurait posé d’autant plus volontiers qu’il habitait juste devant celui-ci. Dans le même registre de l’éducation populaire, il faut aussi mentionner l’œuvre éditoriale d’Ernest Gilon, qui publia de 1877 à 1899 pas moins de 234 volumes à très bas prix sous le nom de Bibliothèque Gilon. Celle-ci fut une des premières tentatives de diffusion du livre à bon marché dans les classes populaires, avant que le Parti Ouvrier Belge ne se lance dans le même type de productions.
4. A l’époque des débuts du POB
On en arrive ainsi aux années 1880, pour lesquelles on pourrait seulement signaler que malgré la réunification du parti libéral local et la reprise de contacts entre les deux loges verviétoises, Ernest Gilon toujours, en 1884, dans un hebdomadaire politique titré La Gazette de Verviers, soutint aux élections communales une liste composée de deux représentants du cercle socialiste local et de deux progressistes. Elle n’eut aucun élu mais elle préfigura les évolutions politiques de la décennie suivante, où on retrouve l’implication d’un grand nombre de maçons de la Loge « Le Travail ».
Les années 1890, où la question sociale me paraît bien symbolisée par un tableau subtilement engagé de Maurice Pirenne intitulé Les Grilles de l’Harmonie, virent la reconstitution d’un Cercle progressiste, en 1890 précisément, qui fit paraître de 1892 à 1894 un hebdomadaire, La Liberté. Celle-ci publia de nombreux articles sur les questions ouvrières, et elle s’engagea sans réserve aux côtés du POB dans la lutte pour le suffrage universel qui apparaissait comme la clé pour l’obtention de réformes sociales dignes de ce nom. Or les deux fondateurs de ce journal, Simon Gathoye et Joseph Deru, son rédacteur en chef l’avocat Gustave Andelbrouck, son principal collaborateur Philippe Fonsny, et son imprimeur Charles Rensonnet, tous étaient maçons, tous depuis peu excepté Gathoye, et tous membres de la Loge « Le Travail ».
La Liberté prit position sans ambiguïté pour une législation sociale digne de ce nom : En matière économique, nous pensons que la théorie du laisser-faire et du laisser-passer est une théorie insuffisante, qui ne répond plus aux nécessités présentes. L’inertie de l’Etat, c’est la faculté pour le fort d’écraser le faible […] Nous estimons […] que le jeu de ce qu’on a appelé les lois naturelles en économie peut être modifié et réglé par des institutions sociales, que l’Etat peut intervenir efficacement dans les rapports du capital et du travail, toutes les fois que l’hygiène, l’intérêt et la santé publics l’exigent […]
Mais la victoire socialiste aux élections législatives de 1894 devait sonner le glas de La Liberté, qui cessa de paraître au début de 1895 après avoir appelé sans réserve à voter pour les candidats socialistes au second tour des élections : Faisons en attendant triompher la démocratie socialiste qui défend en même temps que des conceptions théoriques qui sont la raison de son existence propre, toutes nos idées de réformes immédiates et d’amélioration nécessaire.
En novembre suivant, les animateurs du Cercle progressiste formèrent encore un cartel avec le POB pour les élections communales et ils appuyèrent une liste socialiste et progressiste conduite par Pierre Fluche qui ambitionnait la majorité absolue et le poste de bourgmestre. Cette liste eut 11 élus, dont Ernest Gilon et Joseph Deru, et devint le premier groupe du Conseil communal, malgré le vote plural, mais libéraux conservateurs et catholiques firent alliance contre les démocrates pour composer le nouveau collège.
Bien entendu, il ne faut pas pour autant voir la main de La Loge « Le Travail » en tant que telle dans ces derniers faits marquants des libéraux progressistes aux côtés des socialistes verviétois. Mais le fait que tous les leaders de ce dernier Cercle progressiste local, Gathoye, Deru, Andelbrouck, aient été francs-maçons, comme avant eux Goffin, Humblet, Müllendorff ou Henrion, indique bien une très forte identité de vues entre ce courant libéral progressiste préoccupé par la question sociale et une fraction non négligeable de la franc-maçonnerie locale.
Je voudrais achever cet exposé par une observation à caractère patrimonial et une autre coïncidence avec l’histoire syndicale. Tout comme je soulignais le 30 avril 2009 lors du colloque de la FGTB qu’il ne subsistait aucune trace bâtie de l’histoire du mouvement ouvrier verviétois du XIXe siècle, c’est avec regret que j’observe qu’il n’en reste pas davantage de l’histoire maçonnique locale à l’exception de la maison où se réunissait la Loge la Discrète au XVIIIe siècle:
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Près de Saint-Remacle, le café de l’Orient où eurent lieu les premières réunions des Philadelphes voici deux siècles a fait place à un petit square.
La salle Dutz, le long de la Vesdre, qui abrita d’autres réunions des Philadelphes avant 1833 mais aussi les réunions des Amis du Progrès en 1857 et de la Loge Le Travail à ses débuts en 1869, a disparu dans un incendie dans les années ’20 et le local qui lui succéda fut démoli en même temps que toute la rue du Marteau dans les années ’70. Le bâtiment en forme de temple égyptien de la Loge Le Travail, édifié en 1878, a été détruit dès 1968 pour relier les cours de l’école du Centre et de l’Athénée ;
Enfin le local des Philadelphes au quai des maçons, qui était un des plus anciens temples maçonnique de Belgique, datant de 1833, a fait place,
dans les années ’70 également, à une architecture quelconque.
Le mal est fait, mais il est dommage que l’on ne se soit pas préoccupé davantage jadis de la préservation du patrimoine architectural maçonnique ou syndical autant que l’on nous demande de nous soucier aujourd’hui de la préservation des édifices religieux désertés.
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