Philippe Jarbinet sort de tome 4 d'Airborne 44 |
Écrit par Best of Verviers | ||
Mercredi, 08 Février 2012 13:50 | ||
Un diptyque à caractère historique se compare à une très longue route à construire. C’est même une sorte de guerre, toutes proportions gardées : guerre d’usure contre soi-même, guerre pour trouver la bonne documentation, pour peaufiner les détails, maintenir la logique narrative, développer le suspense, maintenir la qualité du dessin (qui ne doit pas baisser), conserver l'envie initiale intacte, etc. Je suis toujours heureux d'avoir pu aller au bout, même si pour le lecteur, cette difficulté ne doit jamais apparaître quand il parcourt les albums. Ceci dit, je n’ai pas tellement de mérite. J’aime mon métier, tant dans le dessin que dans le scénario. Tout le monde ne peut pas en dire autant. Bosser huit heures dans un domaine qu’on n’aime pas, voilà qui demande du courage. La bande dessinée est un univers à part entière, que j’aime vraiment, avec ses contraintes et - surtout - ses bonheurs. Je n’y compte jamais mes heures, ni l’énergie dépensée.
-Quels sont les chemins de traverses, rencontres inattendues qui vous ont surpris durant ce parcours de quatre tomes ? Tout a changé par rapport à avant. Pour ma précédente série « Mémoire de Cendres », j’avais déjà rencontré plein de gens passionnés par le Moyen Âge, simples amateurs ou professionnels de haut vol. Mais le Moyen Âge, c’est loin… Pour « Airborne 44 », ce fut (et c’est toujours) un peu différent. La Seconde Guerre mondiale est encore très présente dans la mémoire collective et touche un nombre incroyable de personnes, qu’elles en aient été témoins, victimes ou enfants de victimes. Il y a également tous ceux qui, parfois à même pas vingt ans, constituent des collections ou des reconstitutions physiques de cette période, avec un goût prononcé pour l’exactitude qui rejoint mon obsession graphique. Je pense que je vais m’atteler un de ces jours à en faire non seulement une liste mais à apporter des détails pour chacun d’entre eux.
Pour n’en citer que quelques-uns, dans la région, il y a Philippe GILLAIN (devenu une ami) qui est certainement l’un des plus fins experts mondiaux de tous les uniformes allemands et qui m’a fourni une aide précieuse dans cette matière qui m’était peu familière. Les quelques erreurs que j’ai commises dans ces quatre tomes ne rendent pas hommage à ses connaissances encyclopédiques. Didier COMES m’a aussi bien aidé, par les livres qu’il m’a prêtés, certes, mais surtout par le regard bienveillant qu’il a posé sur mon travail en cours de réalisation. Il faut savoir que ses planches sont les premières que j’ai copiées quand j’étais gamin et que j’ai gardé pour son travail un respect immense, presque filial. L’Ardenne qu’il dessine est celle que j’aime et mine de rien, c’est ce qui m’a permis à moi, ardennais de cœur, de me dire qu’un auteur d’ici pouvait faire le drôle de métier de dessinateur en parlant de ce qui lui est familier. A titre d’anecdote, quand je dis à quelqu’un qui n’est pas du métier que je suis auteur BD, il me répond souvent : « ah, c’est bien, mais de quoi vivez-vous ? » Je suis plutôt un artisan solitaire, qui fait ses trucs dans son coin. Je ne fréquente pas tellement le milieu de la BD, même si j’y ai de vrais et bons amis. J’aime le côté artisanal des choses, le fait d’explorer des univers dans lesquels je suis à l’aise plutôt que d’obéir à une démarche qui, bien qu’elle puisse être rentable, me serait étrangère. J’y serais malheureux. Or, je pense qu’on ne peut pas faire correctement ce métier en y étant malheureux. Je pense souvent à Didier quand certains moments sont plus difficiles. Il y a aussi tous les lecteurs du coin, à Verviers ou un peu plus loin, qui m’ont accompagné depuis la sortie du tome 1 et que je remercie pour leur gentillesse et leur indulgence. Enfin, bien plus au sud, il y a d’autres gens, comme les reconstituteurs du club « Union Jeep Vexin » dans l’Oise que j’ai rencontrés en 2010 et qui m’ont permis de faire d’innombrables photos de leur matériel. Ils sont devenus des amis et m’ont même accompagné à Angoulême en janvier dernier, en tenue et avec une jeep Willys. Ca a permis à Casterman de mettre sur pied une animation amusante autour d’« Airborne 44 » avant la sortie du T4, avec grand renfort d’affiches et de sous-bocks sympas dans tous les bars de la ville. L’esprit de la série était respecté, efficace et sans chichis. J’ai eu plus de mal à faire mon trou en Normandie parce que j’habite loin de là-bas et qu’au cours de mes trois séjours, j’ai dû batailler (c’est le cas de le dire) pour convaincre des gens qui ne me connaissaient pas du bien-fondé de ma démarche. Ensuite, ça s’est assoupli et j’ai reçu de l’aide de leur part. Je suis même allé chez un monsieur, spécialiste du Débarquement, qui habite encore en plein milieu d’Omaha Beach et qui a arpenté la plage avant qu’elle porte son nom de code. Il a demandé à rester en retrait dans mes remerciements mais je lui suis reconnaissant de m’avoir accordé sa confiance. En fait, on ne fait rien de bon sans l’aide des autres. La BD, c’est peut-être moi qui la réalise mais sans l’appui et la bonne volonté de fins connaisseurs et de l’équipe Casterman, je n’irais pas loin. C’est définitivement un travail d’équipe.
-Qu'elle est la touche particulière que vous vouliez insérer dans ce dernier album ? Je voulais que ces tomes 3 et 4 forment un tout en eux-mêmes, qu’on puisse les lire indépendamment des deux premiers. Je pense que c’est le cas, même si dans les faits, le tome 4 ferme une boucle initiée dans le tome 1. De toute façon, je suis et resterai un peu fleur bleue. La guerre, dans toute sa dureté et son côté impitoyable, ne m’intéresse pas. Toute guerre, quelle qu’elle soit et quoi qu’on en pense, est une erreur humaine inracontable et je ne comprendrais pas qu’on puisse se délecter de cette violence ponctuelle sans la mettre en lien avec la stupidité qui y a conduit. Le tome 9 de « Mémoire de Cendres » est né après les attentats du 11 septembre 2001. Il était le fruit de mon désir de montrer que l’islam médiéval n’est pas celui de certains extrémistes d’aujourd’hui, et que la pensée occidentale ne serait pas ce qu’elle est si les élites musulmanes des 12e et 13e siècles n’avaient pas mis en lieu sûr mis les écrits de Platon, Aristote ou Agrippa. On leur doit une fière chandelle. Le tome 4 d’«Airborne 44» porte lui aussi la trace des événements politiques et économiques dans lesquels on se débat en ce moment. On est un peu dans la même situation celle des années 20 et 30 : surchauffe du système économique, chômage, frilosité identitaire, discours et prises de position politique radicaux… Rien de nouveau dans tout cela, et conséquences connues : en 1939, c’est une guerre totale qui commence. Un drame absolu rendu possible parce que les politiciens de l’époque ont systématiquement pris les mauvaises décisions pendant dix ans. Les tomes 3 et 4 étaient écrits quand on a commencé à vraiment parler de nos problèmes économiques. Je ne pouvais donc pas modifier leur structure mais ce n’était pas grave. Ils illustrent ce qui arrive quand on fait preuve d’égoïsme et de trouille identitaire.
J’ai aussi tenu à écrire une préface dans le T4 qui fait écho à mes craintes concernant l’Europe actuelle, qui est bien la fille de la Seconde Guerre mondiale et qu’on voue aux gémonies sous prétexte qu’elle ne règle pas tous nos problèmes. Le repli sur soi de chaque pays me fait peur mais je veux croire que la sagesse prévaudra et qu’on ira enfin vers un vrai fédéralisme européen afin de rendre toute guerre impossible sur notre continent. Le T4 d’ «Airborne 44» n’est jamais que de la bande dessinée mais, petit caillou, il dit ce qu’il a à dire. C’est ma réponse personnelle aux amateurs de complots et autres négationnistes patentés qui sortent du bois pour montrer l’étendue de leur vaste culture internet, à défaut d’en avoir une vraie.
-Peut-on dire que vous ressortez de ce double diptyque, différent ? A quel point de vue ? Je l’ai dit, « Airborne 44 » n’est que de la bande dessinée. Mais c’est aussi, pour moi, une occasion de me plonger dans des ouvrages pointus, d’aller naviguer dans l’Histoire. C’est un vecteur de curiosité qui non seulement m’enrichit mais qui, en plus, m’est utile au quotidien. Je suis effaré par les raisonnements simplistes que j’entends de plus en plus ici ou là, par leur soi-disant profondeur qui n’est en fait qu’une sorte de superficialité mal fagotée. On ratisse internet à la recherche d’infos qui ne font jamais clairement preuve de leurs sources. On associe des idées, des éléments épars pour se construire une opinion dont on dit ensuite que, forcément, elle n’est pas consensuelle puisque bâtie sur des choses qu’on nous cache. Ce côté « initié » qui en sait plus, et plus juste, que les autres me hérisse. Quand on gratte un peu, on découvre qu’on flirte souvent avec une idéologie d’extrême-droite larvée qui ne dit pas son nom, que rien ne repose vraiment sur du concret. Je ne crois pas que les amateurs du genre soient extrémistes. Ils sont simplement en révolte face à un monde rude qui ne fait de quartiers à personne. Le problème, c’est que les petits ruisseaux font les grandes rivières et qu’à laisser filer le courant, on finit par s’entre-tuer. Si révolution il y a un jour, elle sera le fruit de gens qui soufrent vraiment, pas de ricaneurs en chambre qui se replient sur eux-mêmes en attendant que la tempête soit passée. Mais il ne faut jamais oublier qu’une révolution, c’est du sang dans les rues, des innocents dans des camps et des enfants au front. Si on est prêt à accepter cela, alors, oui, vive la révolution ! Mais très peu pour moi. Je préfère une démocratie hésitante qui trébuche à une dictature sûre d’elle qui écrase. Je sens que je ne vais pas me faire que des amis mais tant pis. C’est ce que je pense. Philippe Jarbinet et Buster Simmons - Le succès a été rapidement au rendez-vous. Les retours furent nombreux. Est-ce que ça ouvre de nouvelles portes, de nouvelles idées, de nouveaux projets ? Le succès me permet d’être libre, ce qui est très important pour moi qui n’aime pas obéir à qui que ce soit. Dites-moi d’aller à gauche et je vais à droite. Donc, oui, j’ai plein d’idées mais un diptyque demande deux ans de travail et la vie est probablement moins longue qu’on le voudrait. Il faut se lancer dans des projets qui ont du coffre pour avoir envie de tenir la distance. Je me laisse trois mois pour faire le tri. En attendant, je travaille sur un projet mémoriel à Bastogne et sur une participation à « Paroles de Poilus » qui me permet d’illustrer la lettre que le brancardier Joseph Thomas a écrite à sa famille en août 1915. Ce paysan-soldat est mort à Verdun le 30 mars 1916 sur l’autel des certitudes de ses supérieurs militaires et civils et des marchands de canon qui ont été décorés en 1918. La nature humaine est décidément un champ de manœuvres sans limites… Ensuite, au boulot sur un troisième opus d’« Airborne 44 » ! |
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Mise à jour le Vendredi, 10 Février 2012 18:41 |