Rêves d’Andalousie
Jeudi, 01 Avril 2010 01:58

 J’ai emprunté cet en-tête de ma nouvelle lettre de ‘tchèt volant’ au titre suivant : « Dreams of Andalusia: Women, Gender, Memory and Nation in Assia Djebar and Fatima Mernissi », c’est à dire « Rêves d’Andalousie : femmes, genre, mémoire et nation chez Assia Djebar et Fatima Mernissi ». Il s’agit d’une thèse en littérature comparée, déposée au Département de Langues Étrangères, Section Français, de l’Université du Nouveau-Mexique (UNM) à Albuquerque, USA. Son auteure s’appelle Stephania Gray. Cette Chicana de 43 ans, ancienne hôtesse de l’air, est aujourd’hui professeur de secondaire et elle a repris ses études pour que ses deux filles soient fières d’elle, et pour se lancer un beau défi personnel, car elle est la première de sa famille à faire des études si poussées. Stephania, qui a déposé cette thèse début mars, ne l’a pas encore soutenue. Elle ne le fera jamais. Son département tente de faire accepter aux autorités académiques de l’UNM d'accorder son master à la jeune femme à titre posthume.

Le soir du dimanche 7 mars 2010, Stephania a été assassinée par balle, tout comme son fiancé, Hector Torres, par l’ex-petit ami jaloux de Stephania, Ralph Montoya, 37 ans, qui avait déjà été dénoncé en janvier dernier pour violences et menace à main armée envers Stephania et Hector, survenues au domicile de ce dernier, situé au nº 2700 de Santa Monica Avenue, dans la zone sud-est d’Albuquerque...

 

C’est par le biais des pages web de l’Université et de la télévision locale que j’ai pu obtenir les détails précis concernant la mort de mon ami et de sa fiancée. Car avant cela, c’est un bref e-mail écrit par un autre ami, Gabriel Meléndez, collègue d’Hector, qui m’avait mise au courant de cette tragédie. Combien il a dû en coûter à ce pauvre Gabriel de devoir mettre en application la tâche annonciatrice à laquelle son prénom semblait le prédestiner, et combien j’aurais voulu ne jamais rien avoir à lire de tel de sa part… Abasourdie par cette nouvelle qui ressemblait trop à « ce qu’on voit dans les séries policières américaines » pour toucher un de mes amis dans la vraie vie, je me lançai dans une recherche virtuelle tout aussi vorace qu’hébétée. J’avais besoin d’accumuler le plus de détails possible, je devais essayer de tout savoir, poussée par une sorte de pulsion morbide qui me permettrait d’assimiler cette tragédie. Sur la toile, les dépêches, faire-part, journaux télévisés et commentaires de proches confirmaient l’horreur.

 

 

   
 

 

Oui, mon ami a bien été abattu d’une balle dans la tête tout comme sa fiancée, et tous deux ont été trouvés dans un bain de sang au domicile d’Hector, ce brillant professeur dont tous les amis, collègues et étudiants s’accordent à dire qu’il n’avait pas son pareil pour inciter les autres à se surpasser et à croire en leurs talents. Il avait écrit un livre d’entretiens avec toute une série d’auteurs chicanos qui, j’en suis sûre, garderont au fond de leur cœur l’empreinte de ce sourire franc et contagieux qui invitait à bien des confessions.


 

 

 

Même les jeunes qui n’avaient pas encore eu la chance de l’avoir eu en cours connaissaient sa réputation et s’informaient auprès de leurs camarades des matières d’enseignement et des recommandations de lectures du professeur. Un exemple de cela est l’anecdote laissée par Maggie Werner-Washburn, une amie d’Hector, sur la page web  qui héberge le faire-part de décès permettant de laisser un petit mot ou d’allumer une bougie virtuelle.

 

La cérémonie funèbre a été très touchante hier. Je voulais partager avec la famille d’Hector  une histoire qui m’a grandement inspirée. Mardi après-midi, après la cérémonie du souvenir qui s’est improvisée au Duckpond, un jeune Amérindien se tenait seul, debout, face à l’endroit où les gens avaient pris la parole en mémoire d’Hector. Je lui ai demandé s’il était un des étudiants d’Hector et il m’a dit qu’il n’avait pas encore pu suivre les cours d’Hector mais qu’il adorait voir les livres qu’il choisissait pour ses étudiants. Le jeune homme a dit que lorsqu’il a appris ce qui s’était passé, il est allé devant le bureau d’Hector pour dire une prière, dans sa langue maternelle, et demander à Hector, qui fait maintenant partie du monde des esprits, d’accepter d’être son guide dans ses études. Et je pense que c’est là l’avenir d’Hector, inspirer et guider les étudiants de toutes origines.

  

Cette dame ne croyait pas si bien dire, car l’avalanche de messages reçus au Département d’Hector, où les gens faisaient part de leur souhait d’honorer la mémoire du professeur, a inspiré la création d’un Fonds d’études et de recherches, le Hector Torres Memorial Fund, qui permettra à de futures générations d’obtenir une aide dans leurs études qui leur ouvriront des pistes de réflexion sur cette culture chicana à laquelle il a consacré sa vie.

 

L’inspiration… C’est vrai que tout au Duckpond y invite, et je crois que la cérémonie d’hommage qui s’y est célébrée en l’honneur des deux âmes disparues ne pouvait pas trouver meilleur cadre que cette ‘mare aux canards’, un petit oasis de verdure aménagé depuis 1976 sur le campus de l’UNM.

 

 


 

Au fil du temps, ce havre de paix est devenu le rendez-vous incontournable de professeurs et étudiants, mais aussi des jeunes mariés désirant immortaliser en images le plus beau jour de leur vie dans ce cadre magnifique. Gageons qu’Hector et Stephania auront, eux aussi, pu s’y prélasser en rêvant à cet avenir à deux qu’un fou leur a volé, en tout cas dans cette vie. Mais lors du discours qu’il a prononcé dans la salle Rodey Hall  de l’UNM devant un public tout aussi nombreux qu’ému, Ralph Torres, le frère aîné d’Hector, a mis en application un proverbe espagnol qu’Hector aimait à répéter : No hay mal que por bien no venga, ce qui revient à dire qu’ « à chaque chose malheur est bon ».

 

 

 

 

 

C’est à une assemblée endeuillée mais spirituellement positive que Ralph a livré ces mots :

 

« Hector, tu nous manques énormément. Mais grâce à toi, je suis sûr que beaucoup de personnes présentes ici aujourd’hui se sentent inspirées pour poursuivre cette recherche que tu aimais tant. Je sourirai chaque fois que j’entendrai le mot ‘métaphore’, chaque fois que je verrai une cannette de Heineken ou que j’entendrai la musique que nous écoutions toi et moi ».

 

Cette inspiration a aussi nimbé les mots du professeur Jesse Alemán, collègue et ami d’Hector, chargé de faire son éloge funèbre.

 

 

 

Me voici dans une double position: celle de collègue, et celle d’ami, même si, comme il le rappellerait très certainement lui-même, la relation que je partageais avec Hector avait depuis longtemps déconstruit cette douteuse distinction. Il me conseillerait sans doute aussi de rester optimiste -“Ne sois pas trop sombre, Jesse”- me dirait-il peut-être. […] Mais j’ai le cœur si gros, car la gentillesse d’Hector est en opposition totale avec la mort violente qu’on lui a infligée. Je suis préoccupé par l’intégrité de son âme qui est peut-être sujette au ‘susto’ à l’heure qu’il est, et je m’inquiète aussi sur le temps qu’il nous faudra à tous pour retrouver un semblant de paix dans cette vie désormais orpheline d’Hector et de Stephania. Comme toujours depuis ces 10 dernières années, me voilà à nouveau en train d’essayer d’apprendre des choses d’Hector, essayer de comprendre comment il parvenait à ne pas éprouver de colère, afin de pouvoir accepter sa perte. […] Parfois, les conversations avec mon ami étaient si étourdissantes que je devais me tenir la tête entre les mains pour qu’elle arrête de tourner. […] Pendant près de 25 ans, il a inspiré ses étudiants, afin qu’ils visent au plus haut de leurs capacités, les poussant à surpasser leur potentiel. Il est vrai que la densité de son discours le rendait parfois difficile à suivre (un étudiant écrivit d’ailleurs à son sujet que ‘le registre de son vocabulaire le surpasse en taille d’au moins trente centimètres’), mais au vu du nombre et des résultats de ses étudiants, et surtout de ses étudiants chicanos, on comprend aisément combien il remplissait à merveille son rôle de mentor, de conseiller, de modèle, en définitive, de pédagogue. […] Hector avait cette capacité innée à être l’ami de tous -même de mon chat Hopper, d’ordinaire imbuvable-, mais l 'aspect le plus précieux de cette amitié est qu’Hector l’assortissait toujours de sa gentillesse, de son grand cœur et de son amour si caractéristiques. Il avait le don de rassembler les gens, parfois des gens qui ne se seraient probablement jamais croisés sans lui, mais qui pouvaient grâce à lui partager un repas et des moments heureux chez Hector. Et aujourd’hui, il y est à nouveau parvenu. […]

Oui, il y est parvenu, et ce aussi pour ceux qui, comme moi, malgré les milliers de kilomètres nous séparant physiquement de ce lieu de la cérémonie du souvenir, ont pu, grâce à la toile, se sentir un peu plus proches de tous ceux qui s’étaient réunis pour lui rendre un dernier hommage. Pendant plusieurs jours, il est vrai que toutes les informations glanées de-ci de-là sur Internet me laissèrent un goût extrêmement amer ; en fermant les yeux, je voyais en boucle le film précis de la fin tragique du couple. Mais paradoxalement, c’est aussi Internet qui m’a permis de ressusciter cet ami avec qui j’aurais dû être plus souvent en contact. J’ai ainsi commencé à remonter le cours de la vie d’Hector. Je l’avais connu grâce au congrès bisannuel sur la littérature chicana invitant en Espagne écrivains et chercheurs des deux rives de l’Atlantique. Le premier du genre s’était précisément déroulé à Grenade en 1998, un an après mon retour des États-Unis, où j’avais complètement craqué pour le Nouveau-Mexique, état de résidence d’Hector. Mais ce n’est que deux ans plus tard, à Vitoria, que je m’étais liée d’amitié avec lui. Consciente de mes grandes lacunes sur sa vie, et de l’impossibilité de le revoir physiquement dans cette même vie, je me suis donc installée face à l’écran d’ordinateur pour y voir défiler des textes et images racontant l’histoire d’Hector, car comme le dit le service de pompes funèbres French, qui s’est chargé de son inhumation, « chaque vie est une histoire ; puissent les souvenirs et expériences partagées nous rappeler l’histoire de nos défunts ».  J’ai alors appris qu’Hector était né à Tijuana, ville-frontière du Mexique qui tutoie le Southwest étasunien, et qu’il avait grandi (ça, je savais) de l’autre côté de cette même frontière, à El Paso, Texas, au sein d’une famille chicana qui l’avait adopté alors qu’il avait neuf ans.

 

 

Photos cédées par Sonya Iannone
 

À l’adolescence, l’intérêt pour les langues, la littérature et la linguistique traçait sa voie de plus en plus clairement en lui, et dans le but de pouvoir se payer des études, Hector, à l’instar de tant d’autres jeunes Américains dont le ‘tchèt volant’ Edmée de Xhavée parle dans son billet  « Billy revient d’Irak »avait décidé de servir sous la bannière étoilée.

 

 

Photo cédée par Sonya Iannone

 

 

Cet acte de patriotisme lui permettrait de bénéficier par la suite des avantages du G.I. Bill, une loi datant de 1944 donnant aux vétérans de la Seconde Guerre Mondiale, et puis à tous leurs successeurs, la possibilité d’obtenir une bourse d’études universitaires. Le site web officiel de ce programme ne laisse aucun doute quant à la seule équation gagnante apparemment possible pour beaucoup de jeunes Étasuniens (très souvent issus des minorités ethniques) soucieux de se faire une situation.

 

 


 

Les trois ‘D’ des initiales dont bien des jeunes assortissent les échelons les menant vers leur propre « destinée manifeste »  s’égrènent en duty – degree – dream (devoir – diplôme – rêve)… Malheureusement beaucoup d’entre eux sont envoyés au(x) front(s) et reviennent dans un état lamentable, ou ne reviennent tout simplement pas en vie, comme nous l’a rappelé Edmée en évoquant la mort de Lori Piestewa (Kocha-Hon-Mana), une jeune Amérindienne (Hopi) native d’Arizona, première victime de la guerre d’Irak à qui les deux états importants dans la vie d’Hector ont rendu hommage. Des stèles commémoratives ont effectivement été érigées en son honneur au White Sands Missile Range du Nouveau-Mexique et à Fort Bliss, au Texas. Hector, lui, était revenu dans le Texas de son enfance pour pouvoir y étudier grâce au G.I. Bill. C’est ainsi qu’il avait décroché un doctorat en langue et littérature anglaises à l’Université d’Austin. Mais c’est au département d’anglais de l’Université du Nouveau-Mexique qu’il donnait cours depuis 1986.

 

 

Photo cédée par Sonya Iannone

Son insatiable curiosité intellectuelle le poussait à faire sans cesse de nouvelles recherches concernant la critique littéraire et théorique, le postmodernisme, la littérature, le cinéma, la syntaxe anglaise, l’analyse du discours, la psychanalyse, la déconstruction et la globalisation, et tout cela sous le prisme de la culture des Chicanos (Étasuniens de culture et d’ascendance mexicaines dont leur portion du pays natal, le Mexique, est passée sous contrôle des États-Unis en 1848).

 

Après notre rencontre de Vitoria, Hector et moi nous écrivions de temps en temps, moi souvent pour lui demander des conseils et lui poser des questions m’aidant à construire ma thèse. Un 14 avril, jour de mon anniversaire, il m’avait fait le plus beau des cadeaux. Je lui avais envoyé un de mes articles, consacré à la vivacité des sens dans les ouvrages de Rudolfo Anaya, auteur chicano du Nouveau-Mexique dont j’avais choisi d’étudier l’œuvre dans une thèse de doctorat où je compare ce Chicano au Liégeois René Henoumont, malheureusement décédé lui aussi en septembre 2009.

 

 

 

 

Hector avait beaucoup apprécié mon texte, et m’avait proposé d’en donner une copie à Anaya, dont il était collègue, disant que mon approche lui plairait très certainement. C’est donc grâce à lui que mon écrivain fétiche avait accepté de lire ce texte sur le duende et la magie du Nouveau-Mexique que je retrouvais dans son œuvre. Anaya m’a fait le double honneur d’être lecteur puis ami ; comment oublier grâce à qui…

 

 

Photos cédées par Sonya Iannone
 

 

Voilà une parfaite application de ce que Jesse Alemán mettait en avant dans son eulogie : la capacité d’Hector à mettre en relation des gens qui, sans lui, n’auraient jamais pu se connaître. Et oui, Jesse… Même depuis l’au-delà Hector continue cette tâche de mise en relation. Après sa mort, son profil Facebook m’a permis d’entrer en contact avec deux de ses nièces, ainsi qu’avec un de ses amis qui suivait des cours de français avec lui… Dans le désarroi qui était le nôtre, nous avions décidé de poster quelque chose sur le « mur » d’Hector, sans doute dans l’espoir ¿vain ? de pouvoir ainsi encore lui parler… Je n’avais pu m’empêcher de tressaillir en voyant les échanges récents d’Hector avec ses amis, et surtout cette petite phrase apparemment anodine de son cousin Joe qui se demandait ce qu’il devenait et avait envie de le voir… Joe écrivait cela le 9 mars, alors qu’Hector était déjà mort...

 

 


 

Plus haut sur le mur, après avoir appris la tragique nouvelle, Joe a posté un lien vers l’hommage en images qu’il a fait à son cousin. Andy Block, qui posait une question au sujet des détails concernant la cérémonie d’adieux, m’a fait une « demande d’amitié » parce que je lui avais envoyé des informations à ce sujet.

 

 


 

C’est en lisant l’hommage poignant de Sonya, nièce d’Hector, que j’ai pris contact avec elle. Sonya possède un blog où elle a posté un article-souvenir des moments heureux passés avec son oncle à qui elle disait être prête pour reprendre le flambeau d’écrivaine et conteuse des histoires de sa terre et de sa famille. Ses propos me touchaient non seulement car ils évoquaient Hector, mais aussi car ils étaient empreints de références à des auteurs, des paysages ou des convictions très proches de mon univers, comme cette allusion au personnage de Tony Hillerman, le lieutenant Joe Leaphorn, persuadé que les coïncidences n’existent pas… Christine, une autre nièce d’Hector, m’a quant à elle envoyé le lien vers une émission radio du campus de l’UNM où on rendait hommage à son oncle. 

 

 


 

La terrible et cruelle ironie des mouvements aléatoires d’Internet a ensuite un peu torturé les « amis » facebookiens d’Hector en suggérant à plusieurs d’entre nous de reprendre contact avec lui.

 

 


 

« Ah si seulement ! Ce serait tellement bien… », s’accordait-on à dire, de pouvoir remonter le temps, de défaire la trame ayant tissé sa fin cruelle, pour détricoter comme par enchantement le fil des événements… N’empêche, on trouvait aussi que finalement, le fait de pouvoir poster nos commentaires, états d’âmes ou hommages respectifs représentait une thérapie non négligeable, une « limpia » comme l’appelleraient les curanderas, guérisseuses du Nouveau-Mexique dont le surnom est précisément celui de l’État d’Enchantement. L’ensemble de tous ces petits témoignages constituait une espèce de patchwork d’émotions, un « mur virtuel » auquel chacun pouvait apporter sa petite brique à l’édifice du souvenir, comme un autel à vénérer. Mais comme il était très pénible de recevoir ce genre de suggestions facebookiennes invitant à renouer avec un Hector dont on ignorait la mort, une autre femme de sa famille fit alors une demande aux responsables du site pour que le mur de son parent soit mué en page-mémorial, où on pourrait toujours s’exprimer mais sans que le nom du défunt soit encore repris en hyperlien comme du temps de son vivant… C’est ainsi que ses contributions passées apparaissent encore, mais à partir d’un nom endeuillé du noir du passé, et débarrassé de tout hyperlien. On peut donc encore par exemple voir ses commentaires sous les photos de famille de Sonya, qui sont extrêmement touchants, comme celui où il blague par rapport à son désir de croire sa nièce Bonnie qui affirme, en voyant ses photos de jeunesse, que le temps n’a pas prise sur lui.

 

Comme j’aimerais qu’il en soit ainsi, ma chère ‘nièce’ [en français dans le texte], toi pour qui le temps est vraiment éternellement jeune… U.H. [Oncle Hector]

 

Et bien voilà que son vœu est exaucé ; Hector est aujourd’hui figé à jamais dans ce sourire franc d’un homme que la Comadre Sebastiana, autrement dit la mort pour les Hispaniques du Nouveau-Mexique, est venue chercher bien trop tôt, pour l’emporter, en compagnie de sa bien-aimée, sur la lugubre charrette de la mort représentée ici par un artiste du Colorado, Joe Vigil.

 

 

vigilarte
 

Or plus que jamais, pourtant, la présence d’Hector est palpable, comme s'il passait en coup de vent derrière nous, évoquant le mouvement furtif de ces personnages repris dans cette autre création de Vigil qui singe les terribles panneaux de signalisation mettant en garde, à la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique, contre le passage d’immigrants illégaux. Vigil, lui, met en garde contre le passage des ‘muertos’, des morts, ou de leur âme suppose-t-on…

 

 

                                                                                              vigilarte

 

Je suis tout à fait convaincue, comme le lieutenant Leaphorn évoqué par Sonya, que « les coïncidences n’existent pas »…

Et j’aurais tendance à croire que les prières du jeune Amérindien qui s’est recueilli devant la porte du bureau du professeur pour demander sa guidance depuis l’au-delà se sont alliées à la magie cybernétique pour que l’esprit d’Hector reste auprès de nous et mette certains d’entre nous en relation.  L’évocation de ce jeune homme qui n’a pas oublié ses traditions ancestrales pour implorer la guidance spirituelle d’un défunt me trouble d’autant plus qu’il me rappelle un autre Amérindien d’Albuquerque, appartenant lui aussi à un monde parallèle : celui de la fiction de Rudolfo Anaya.

 

 


 

 

En effet, un des personnages qui aide son personnage fétiche, le détective Sonny Baca, dans ses enquêtes, n’est autre que Cyber, un jeune Navajo mexicano-chinois ainsi surnommé par ses camarades car il passe sa vie sur Internet, pour faire des recherches sur son père disparu. Il entend décrypter le dessous des cartes de certains organismes officiels qu’il soupçonne d’avoir séquestré ou fait disparaitre son père ; un hacker-détective en quelque sorte... Grâce au jeune Cyber, Sonny apprendra l’importance que prend cette réalité virtuelle dans notre monde tangible, exactement de la même façon que les énergies de l’au-delà peuvent nous conditionner ici-bas. Dans le premier volume consacré aux aventures du détective Sonny Baca, Zia Summer, le héros était victime du ‘susto’ dont parle Jesse Alemán dans son éloge funèbre à Hector. Le ‘susto’ peut revêtir diverses formes, que la médecine traditionnelle associe souvent à la dépression. Mais pour les guérisseurs, il s’agit d’un trouble psychique qui, dans le cas de Sonny, est dû au fait que, sur les lieux du crime, l’âme de sa jeune cousine assassinée s’est réfugiée en lui. La fiction anayenne évoque, avant la lettre et à en glacer le sang comme lorsqu’on est victime du susto, une certaine réalité liée à feu son ami Hector… Dans Shaman Winter, l’écrivain fait réfléchir son héros quant aux implications de la toile mondiale, ce nouvel outil d’apprentissage, de communication et de déplacement virtuel, très proche, pour lui, de certains modes de voyages astraux ou surnaturels que les shamans de la région pratiquent depuis la nuit des temps.

 

Les ancêtres avaient appris comment acquérir le pouvoir inhérent au monde naturel, l’énergie animale. Les gens pouvaient pénétrer l’esprit d’un animal pour voyager, pour voler. Ceux qui possédaient ce pouvoir pouvaient pénétrer le monde des esprits, une réalité à portée de main. Aujourd’hui une nouvelle réalité parallèle voyait le jour. Le cyberespace et ses cyber-rêves. La réalité, comme l’ADN, se torsadait pour prendre de nouvelles formes, et les rêves se muaient parfois en cauchemars. Mais dans les deux cas, il nous appartenait d’apprendre à pénétrer nos rêves. Mais pour ce faire un guide était nécessaire. Cyber, un enfant, serait-il le guide de Sonny? (Traduction personnelle d’ANAYA, R., Shaman Winter: 280)

 

Tout au long de l’épopée du détective anayen, le lecteur apprend à déchiffre le sens symbolique des rêves pour comprendre qu’on peut les contrôler afin de passer de l’autre côté du miroir, dans un monde virtuel qui a une incidence sur la réalité.

 

Les rêves de tes ancêtres t’appartiennent. La plus grande puissance qu’on puisse acquérir est d’être maître de nos rêves, car on peut voyager dans le temps et pénétrer le monde des esprits. (Traduction personnelle d’ANAYA, R., Shaman Winter: 37)

 

Cette allusion aux rêves ne peut que nous replonger dans la poésie empruntée au nom de la thèse de Stephania. Rêves d’Andalousie… Mon lieu de résidence était hautement apprécié de son fiancé Hector, ainsi que de mon ‘ange annonciateur’, Gabriel Meléndez. Alors qu’il arrivait chez moi après un congrès chicano à Málaga, je me rappelle qu’il avait été tout ému de trouver tant de similitudes entre sa terre et celle que j’avais choisie, au point de partager les toponymes… Mora, comté natal de Gabriel, se voyait en effet reflété dans le nom du col de montagne près de mon village, Huétor Santillán : El Puerto de la Mora. Si l’étymologie du comté du Nouveau Mexique semble attestée par une citation en espagnol : « Las Moras (les mûres) de San Juan étaient des fruits que l’on trouvait en arbustes, délicieux au palais »[1], je n’ai pas encore trouvé preuve de l’origine étymologique du « puerto » ou col de la Mora. Car en espagnol, « mora » peut signifier ‘mûre’ mais aussi ‘Mauresque’, ce qui aurait tout son sens près de mon village ayant appartenu à la mère de Boabdil, dernier sultan de Grenade… De plus, il est probable que Boabdil et sa mère, la Reina Mora, aient à jamais quitté Grenade en empruntant, plutôt que le col du Suspiro del Moro, celui de la Mora. Jusqu’aux berceuses enfantines reprennent cette appellation, enjoignant leurs enfants à s’endormir sous peine de soucis avec « l’ennemie » infidèle…

 

Duérmete, niño chiquito

Mira que viene la mora

Preguntando puerta por puerta

Cuál es el niño que llora…

Endors-toi mon tout petit

Sans quoi la Mauresque surgit…

Elle demande dans chaque logis

Qui est cet enfant qui vagit…

 

 

Cette mora anonyme semble être l’équivalent andalou du Duc d’Albe en Flandre… ou de la Llorona au Nouveau Mexique. Celle-ci, « la pleureuse », est une figure féminine légendaire qui aurait noyé ses enfants et rôderait près des fleuves et rivières pour en emporter d’autres… Elle fait partie intégrante du folklore du Sud-Ouest, et Anaya en parle beaucoup dans ses écrits. Mais ses évocations font aussi honneur à ma terre andalouse qu’il évoque précisément en termes d’ascendance maure, tant dans ses mémoires que dans ses œuvres de fiction mettant en scène le détective Baca.

 

Quand j’ai voyagé en Espagne pour la première fois en 1980, je suis allé en Andalousie. Là-bas, dans ces grandes étendues entourées de montagnes qui me rappelaient le Nouveau-Mexique, je me sentais chez moi. (…) D’Espagne j’ai ramené les souvenirs de l’Alhambra où je sentais mon âme battre au rythme maure. (…) (Traduction personnelle d’ANAYA, R., The Anaya Reader: 363-364)

 

L’influence arabe était profondément ancrée dans le sang des habitants du Nouveau Mexique (…). J’aimerais voir l’Alhambra, pensa Sonny. Il avait vu des images des palais et des jardins de roses. Il voulait explorer l’Espagne. Les Maures, les Juifs, l’art islamique... Tant de choses qu’il brûlait d’envie de connaître. (Traduction personnelle d’ANAYA, R., Zia Summer: 234)

 

Or l’écrivain est conscient des difficultés de cohabitation résultant de ce mélange de sangs sur une même terre, et il ne manque pas de rappeler que les luttes entre Chrétiens et Musulmans d’Espagne ont également été importées au Nouveau Mexique.

 

Les colons de l’expédition d’Oñate amenèrent avec eux de nombreuses représentations théâtrales au Nouveau Mexique (…). Il s’agissait de représentations que soldats et religieux exécutaient avec talent pour amuser les troupes sur les champs de bataille. Une de ces représentations, qu’on joue encore dans les petits villages du Nouveau-Mexique, met en scène Los Moros y Cristianos. Elle illustre la férocité des chevaliers espagnols dans leur lutte contre les Maures d’Espagne. Leur cri de guerre, ‘Santiago’, permettait aux forces espagnoles d’appeler Saint Jacques à la rescousse pour vaincre l’ennemi, et chasser les Maures vers le sud, hors de Grenade, pour finalement les renvoyer en Afrique. Cette victoire sur les guerriers défenseurs de la civilisation mauresque pourtant si ancrée en terre d’Espagne convainquit les Chrétiens que Dieu et Saint Jacques étaient de leur côté, car on racontait beaucoup d’histoires sur les apparitions miraculeuses du saint patron sur les champs de bataille. Santiago chevauchait à leurs côtés, sur un cheval blanc et dans une armure brillante, encourageant les chevaliers d’Aragon dans leur bataille contre l’infidèle. […] Cette apparition qui garantissait la victoire chrétienne est aussi reprise dans les légendes du Nouveau Mexique qui parlent des premières batailles contre les Indiens Pueblo. […] La férocité alliée à la foi aida l’Espagne à conquérir le Nouveau Monde. La foi et la férocité… Quelle terrible combinaison. (Traduction personnelle d’ANAYA, R., Shaman Winter : 278-279)

 

Au moment de traduire cette dernière phrase, une image m’est brutalement revenue en mémoire : un flash de la chaîne de télévision KOAT 7 d’Albuquerque où on voyait une comparution de l’assassin ‘présumé’ d’Hector et de Stephania. Montoya avait écrit au dos de son uniforme orange de prisonnier : ‘Psaume 139’. Piquée par la curiosité, j’ai cherché le contenu de ce psaume et voici ce que j’ai trouvé :

 

O Dieu, ne feras-tu pas périr le méchant? Hommes de sang, éloignez-vous de moi! Ils parlent de toi d'une manière criminelle, ils prennent ton nom en vain, eux, tes ennemis! Ne dois-je pas, Yahvé, haïr ceux qui te haïssent, avoir en horreur ceux qui s'élèvent contre toi? Oui, je les hais d'une haine complète, ils sont pour moi des ennemis. Sonde-moi, ô Dieu, et connais mon cœur; éprouve-moi, et connais mes pensées. Regarde si je suis sur une voie funeste, et conduis-moi dans la voie éternelle.

 

Voilà que le jaloux maladif s’est senti investi d’une tâche divine en prenant à témoin, non pas Saint Jacques, mais Dieu en personne. Le fait d’avoir tracé la référence de ce psaume sur son habit de prisonnier, sachant qu’il apparaitrait sur les images de la télévision locale, semble être un message lancé au public par ce déséquilibré : ses victimes l’ont cherché, c’est elles qui sont à blâmer… Ça ne me rappelle que trop une de ces phrases typiquement machos que l’on entend encore trop souvent en Andalousie de la part d’autres fous qui tuent leur compagne ou ex-compagne : « La maté porque era mía », autrement dit « je l’ai tuée car elle était mienne »…

 

J’ignore combien de temps Stephania aura dû supporter de partager sa vie avec Montoya. Mais ce que je sais, c’est qu’en la compagnie de cet homme la vie a dû beaucoup lui peser, la rapetisser, l'étouffer… et qu’elle a souvent dû avoir envie de s’envoler, comme lorsqu’elle était hôtesse de l’air. Le choix du sujet de sa thèse parlant de « femmes, genre, mémoire et nation » était peut-être  finalement une sorte de catharsis, une façon d’exorciser ses souffrances au travers de l’étude d’ouvrages de Djebbar et Mernissi, deux écrivaines ‘moras’ qui donnent une vision féminine de leur Algérie et Maroc respectifs…

 

Je suis née en 1940 dans un harem à Fès, ville marocaine du IXe siècle, située à cinq mille kilomètres à l'ouest de La Mecque, et à mille kilomètres au sud de Madrid, l'une des capitales des féroces Chrétiens.

 

C’est ainsi que commence le livre Rêves de femmes, une enfance au harem, de Fatima Mernissi, reflétant là le fameux clivage ou « clash » des nations et civilisations… Une image de ce récit m’avait beaucoup interpelée : celle des mains de femmes qui échappaient de leur prison dorée en simulant leur envol, ou en tout cas celui de leurs rêves alimentés par les récits des conteuses connaissant par cœur les Mille et Une Nuits. S’envoler pour être libre ou fuir les dangers a toujours été un rêve universel. Que le moyen de transport choisi soit un tapis volant, un avion, les livres ou Internet… Or Mernissi s’intéresse de plus en plus à l’importance croissante des nouvelles technologies dans les pays musulmans. Car Internet, selon elle, permet de briser toute frontière, surtout pour les femmes qui, même si elles sont parfois confinées chez elles, ont, grâce à cet outil ,une fenêtre ouverte en permanence sur le monde.  Le rêve de sortir de sa prison, toute dorée qu’elle fût, est rendu possible. Dieu seul sait si la rédaction de sa thèse constituait pour Stephania cet envol et cette rupture d’avec une expérience de peur et de brimades où l’homme voit en sa femme une chose, sa propriété privée ou son objet de plaisir, comme ces Femmes d’Alger dans leur appartement dont Assia Djebar dressait le portrait en s’inspirant du tableau de Delacroix qui avait passé quelques heures dans un harem. L’Algérienne y évoque la liberté que ses consœurs ont dû longtemps briguer, leur vécu, leur soumission, leur rébellion, leur condition de femme trop longtemps cloîtrée.

 

Stephania a probablement dû faire siens les rêves de ces femmes d’un autre univers et d’une autre langue, mais qui vivaient toutes à l’orée de mondes paraissant inaccessibles. Son rêve à elle était sur le point d’être accompli : soutenir cette thèse, tourner une page de travail intense, mais aussi une page de peur au ventre peu à peu effacée  par celui qu’elle avait choisi pour compagnon de vie. Mais un fou furieux est entré dans ce rêve pour le piétiner. Stéphanie, depuis l’Andalousie que tu avais choisie pour décor des rêves décrits dans ta thèse, je désire poser ce témoignage en souvenir de toi et d’Hector, et j’implorerai les bassins andalous de l’Alhambra de projeter leurs songes dans les eaux du Duckpond d’Albuquerque pour que, de là haut,  vous puissiez tous deux y trouver le miroir de votre sérénité.  J’adresserai enfin aux deux petites filles si brutalement séparées de leur maman cette berceuse de Lorca immortalisée par la voix d’un autre défunt: le grand chanteur flamenco Camarón de la Isla.

 

Nana, niño, nana, del caballo grande
que no quiso el agua, que no quiso el agua.
El agua era negra, dentro de las ramas.
Cuando llega al puente, se detiene y canta.
¿Quién dirá, mi niño, lo que tiene el agua
con su larga cola, por su verdes alas?
Duérmete, clavel, que el caballo no quiere beber.
Duérmete, rosa, que el caballo se pone a llorar
.

Berceuse, bébé, berceuse, du grand cheval
qui n’a pas voulu boire, qui n’a pas voulu boire.
L’eau, dans les branchages, était si noire.
Arrivé au pont, bébé, il s’est mis à chanter.
Qui nous dira, bébé, ce que cache l’eau
dans sa longue traîne, et ses vertes ailes?
Dors, mon petit œillet, le cheval ne boira pas.
Dors, ma petite rose, le cheval va pleurer
.

 Ces paroles du poète grenadin font écho à d’autres berceuses traditionnelles andalouses comme celle-ci :

Este niño es una rosa
Este niño es un clavel
Este niño es un espejo
Su madre se mira en él

Cet enfant est une rose
Cet enfant est un œillet
Cet enfant est un miroir
Sa mère s’y voit reflétée

 

Puisse l’âme de Stephania et Hector voir grandir, depuis l’au-delà, les deux petits anges auréolés de roses et d’œillets qui ont perdu leur maman et auront besoin de toutes les berceuses du monde pour apaiser leur douleur.  Depuis les hautes sphères où les tchèts volants ont le privilège de vagabonder, je prierai pour qu'il en soit ainsi...

 

 

Et puisse ce monde qui abolit chaque jour de nouvelles frontières tisser un grand nuage protecteur où, chaque fois qu’une larme perlera au coin de l’œil des filles de Stephania, les âmes de nos disparus puissent refléter dans l’eau des bassins, des mers ou des mares cette image apaisante de la guérisseuse Ultima, ce personnage fétiche d’Anaya qui, lui aussi, vient de perdre sa femme Patricia.

 

 

Elle toucha mon front et ses derniers mots furent: “je te bénis au nom de tout ce qui est bon, fort et beau. Garde toujours en toi la force de vivre. Aime la vie, et si un jour le désespoir s’empare de ton cœur, cherche-moi les soirs de douce brise […], je serai avec toi.” (Traduction personnelle de ANAYA, R., Bless Me Ultima: 261)

 

~ . ~

He once crossed the Ocean to attend a Chicano Conference in Vitoria, Spain.

En esa tierra vasca donde empecé a trabajar fue donde lo conocí.

Conversaciones, risas o pensamientos profundos con él compartí;

This friendship was a real gift to me; today I am in so much pain…

Olvidar, jamás podré, que gracias a Héctor tengo a otro amigo,

Rudy Anaya, cuya obra es objeto de una tesis en que vierto los 5 sentidos.

 

I owe Héctor my friendship with a writer who revives New Mexico in my soul.

 

Magic always takes a hand in Anaya’s writings to take me back in Burque

Incluso desde mi vieja Europa, mi Andalucía adorada…

Stephania had chosen to talk about this land that I made home…

Su tesis habla de mi tierra; mi tesis, de la suya. Entonces, Destino, dime por qué

 

Ya nunca jamás podré conocer a esta mujer, una pena que hiere como una espada…

Oh God, if Anaya’s magic takes me back to New Mex, may all our texts or works of art 

Unravel time’s deeds to keep Héctor and Stephania alive in our hearts…

 

Héctor, I miss you, tu me manques beaucoup.

 

 

Nathalie Bléser,

Grenade, 6 avril 2010,

Anniversaire de la naissance d’Hector Torres.

 

 

 

Nathalya Anarkali





[1] (Traduction personnelle de J. I. García, El Rito del Agua Negra, pp 12- 13, mimeo, Menaul Library, Albuquerque, NM)

Mise à jour le Mardi, 06 Avril 2010 20:37