Wopila - Action de grâces
Écrit par Edmée De Xhavée   
Samedi, 22 Novembre 2008 17:22

New York,

C’est une grande tradition ici aux States. En général, les arbres ont encore quelques feuilles de couleur cuivre, rubis et vieux cuir racornies sur les branches, le sol est jonché d’un somptueux  tapis qui se meut en crissant et sent la force de la terre qui va, enfin, se reposer. Souvent il ne fait pas encore vraiment froid. Ce n’est plus l’automne aux teintes de cour, ce n’est pas encore l’hiver en gris, blanc et noir.  

Et c’est une tradition qui nous vient des Amérindiens, particulièrement ceux du nord. Ils avaient une récolte automnale tardive pendant l’été indien, cet étrange retour d’un soleil lumineux au souffle chaud avant la descente du froid. C’était l’occasion d’aller chercher les fruits, baies et légumes retardataires. Et on remerciait la terre de ce qu’elle avait généreusement produit. Thanksgiving est dont une fête bien américaine. Wopila en lakota, hozhoni en navajo, selu i-tse-i en cherokee. Les Indiens, eux, pratiquent thanksgiving toute l’année, à chaque fois qu’il faut remercier la vie : la naissance d’un bébé, l’arrivée dans une nouvelle maison, une guérison, le retour de la guerre.

 

Maison MohawkMais celui qui se fête le dernier jeudi de novembre prend son origine en 1605, quand Squanto (Tisquantum), un jeune indien Patuxet, a aperçu son premier bateau marchand au large des côtes de Plymouth. Le capitaine, George Weymouth, l’invita à monter à bord avec 3 autres membres de la tribu, et… les enchaîna pour les emmener en Angleterre, où il comptait les exhiber à des investisseurs potentiels dans les colonies. Squanto y apprit l’anglais et fut ramené sur ses rivages en 1614 pour y être guide et interprète. Mais – décidément, on parle bien peu de l’esclavage des Indiens, qui pourtant était bien réel ! – il fut à nouveau enlevé avec 27 autres. Direction Malaga, où on les vendit pour l’équivalent de $25 pièce. Un peu de chance malgré tout car l’Eglise s’en est indignée, les prêtres les ont libérés et … baptisés dans la volée des bonnes intentions ! Avec sa toute nouvelle foi et tant d’aventures à raconter, Squanto revint chez lui en 1618 pour encore se faire capturer et retraverser l’océan pour l’Angleterre où enfin, on lui offrit la liberté en échange de son aide pour établir une carte de la côte de la Nouvelle-Angleterre.

 

Ça faisait dix ans qu’il avait quitté son village, et personne n’y avait survécu aux maladies. Il était le seul à revoir leurs visages dans sa mémoire, le seul à se souvenir de leurs noms et de leurs rires.

 

Il partit vivre avec la tribu des Wanpanoags et, lorsqu’en novembre 1620 des colons inexpérimentés et désorientés arrivèrent sur la côte de Plymouth, il décida de les aider, avec l’accord du chef Massasoit tout d’abord assez hostile (peut-être prévoyait-il que des siècles plus tard Ben Nighthorse Campbell, un Cheyenne du nord sénateur dans l’Etat du Colorado aurait à constater avec un humour amer qu’eux, les Indiens, avaient eu une très mauvais politique d’immigration…) mais qui finit par voir l’intérêt d’une association avec les nouveaux venus contre les autres tribus, et négocia – grâce aux talents de traducteur de Squanto – un traité de paix qui lui donna importance et protection.

 

Squanto mourut plus tard de la variole, ce mortel cadeau que les colons avaient amené avec eux. Un an après leur arrivée, ceux qui avaient survécu (car il est dit qu’ils creusèrent plus de tombes qu’ils n’érigèrent de maisons…) célébrèrent leur bonne fortune avec les Wanpanoags et remercièrent Dieu des richesses qui avaient assuré leur avenir : le dindon et le riz sauvages, le maïs, les champignons, les airelles, les courges… La vie était incroyablement dure pour eux, qui quittaient des rivages et un climat familiers, des visages aimés qu’on ne reverrait sans doute jamais ! On partait la gorge tremblante de larmes et le cœur plein d’espoir. La bible, les rares vêtements et souvenirs qu’on avait pu amener, les traditions… tout ça devenait l’essence même de ce qu’on était et devait rester. Et même si, naturellement, j’ai toujours été du côté des Indiens dont on envahissait l’espace et détruisait l’âme, fréquemment ces colons n’ont été eux aussi que des pions auxquels on « donnait des terres » pour étendre en fait un territoire politique. Plus souvent qu’à leur tour ils ont été aussi mal traités que les Indiens si leur terre laborieusement domestiquée se trouvait sur le tracé du chemin de fer, contenait du pétrole, ou avait l’heur de plaire à un gros éleveur. Ces colons arrivés à Plymouth ont eu la vie dure. Leurs premières récoltes ont mal pris, ils ne connaissaient pas le sol, le climat, les insectes et prédateurs. Leurs enfants ne survivaient pas. Et sans les indigènes, jamais ils n’auraient pu rester.

 

J’ai d’ailleurs vu un documentaire sur les ruines d’une colonie retrouvées sur une petite île près du Groenland, où tout le monde semble être mort presque en même temps, et très vite : aucun vieillard, une multitude de tombes d’enfants, de jeunes, et quelques squelettes encore « au lit », morts après avoir soigné et enseveli les autres. De faim et de froid. Car du courrier retrouvé et échangé entre ces malheureux  et l’autorité religieuse dont ils dépendaient révèle qu’on leur avait interdit d’entrer en contact avec les indigènes, ces dépravés sans Dieu. Ils sont donc morts faute de savoir comment ceux que Dieu avait placés là avant eux avaient survécu. 

 

De nos jours, sur les tables, la fameuse dinde, qui a parfois la taille d’une jeune autruche, farcie de pain de maïs et viande, accompagnée d’airelles, d’asperges, de patates douces, de courge. Et les tartes : citrouille aux noix de pacane, patates douces, airelles, pommes et noix. C’est une fête de famille, avec le plaisir et l’irritation de revoir certains, les résumés des épisodes précédents de la vie de chacun, les compliments sur qui grandit, qui a bonne mine, qui réussit si bien, les nouvelles fiancées qu’on découvre, les taches sur la bonne nappe spécialement ressortie pour l’occasion, et la buée qui sort des bouches souriantes sur le seuil quand on se promet de se revoir l’année prochaine… Wopila !


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Mise à jour le Mercredi, 26 Novembre 2008 18:10