La tarte au riz de François Vincennes, sur le mode des Madeleines de Proust
Écrit par François Vincennes   
Dimanche, 17 Janvier 2010 11:17

Photo de l'auteur durant la guerre

Grâce au formidable travail de la confrérie Verviriz, on parle de la tarte au riz partout, et même jusqu'à l'Unesco avec un possible classement au Patrimoine mondial de l'Humanité. Pourquoi pas ! Best of Verviers a envie de défendre à sa manière cet excellent produit, voire cette éventualité de classement  au patrimoine mondial de l'humanité, par le jeu de l'écriture : nouvelles, récits, contes, chroniques,...
Notre site a lancé ce défi à plusieurs personnalités du monde culturel. Chaque 15  et 30 du mois, nous  vous proposons de  découvrir leurs histoires. Le texte de Marcel Proust "A la recherche du temps perdu" a été proposé comme base de travail. Chacun a été invité à nous livrer un souvenir,  une émotion, un conte, un récit,... sans restriction, en ouvrant toute sa créativité non pas sur base de la madeleine mais bien de la tarte au riz de Verviers. Voici le second texte, celui de François Vincennes, écrivain verviétois  (Une vie à rebours et la peinture m'a sauvé)
AN AMERICAN PIE
Chaque année la mi-décembre nous rappelle cette période de 1944, que nous avons appelée « l’offensive Von Rundstedt ».
Après l’euphorie de la libération, en septembre, nous nous étions habitués à voir dans nos rues des soldats américains qui admiraient nos maisons, dont les façades en pierre, en briques, avec des balcons ou de belles  loggias, étaient pour eux des monuments historiques.
Mon père descendait au bureau, à pied ou à vélo, revenait vers midi et demi, puis repartait.

En fin d’après-midi, l’heure du retour était plus élastique car lorsqu’il passait devant le Café Schoenarts*, il y avait souvent un lainier qui le hélait afin de traduire la conversation avec un ou des américains échoués dans cet endroit sympathiquement enfumé. Mon père avait de bonnes connaissances en anglais, mais d’Angleterre, et l’anglais des américains n’était pas facile à comprendre. Parfois nous le voyions revenir en jeep, et la moindre des politesses était de faire entrer le GI et de lui offrir un mauvais café.


La guerre est loin, pensons-nous, à part quelques passages de V1, au bruit de vieille moto. Mais un matin,  des canonnades résonnent dans le lointain. Nous remarquons une certaine animation dans les troupes américaines en ville. Les jeeps et les command-cars vont dans tous les sens puis partent en direction de Liège. Quoi, les Allemands reviennent ! Allons-nous à nouveau dormir dans la cave ? Les nouvelles les plus fantaisistes circulent. Mon père a décidé de fermer le bureau et de renvoyer le personnel chez eux. Plus moyen de partir en évacuation, comme en mai ’40, la voiture est au garage et  n’a plus de roues, échangées contre quelques kilos de beurre !

Quelques  jours passent, d’autres troupes américaines apparaissent qui prennent la direction de Spa. Noël et le Nouvel An se passent sans fête, le ravitaillement est au minimum. Vers la mi-janvier ce sont de nombreux renforts américains qui traversent la ville. Une compagnie s’installe dans l’entrepôt de la douane ** et d’énormes camions-remorques conduits par des soldats noirs y amènent des quantités de marchandises en tout genre. Avec deux copains du quartier je vais voir ce qu’il s’y passe. Mes copains n’osent pas y entrer, leurs parents leur ont interdit de parler aux américains. Moi, j’ose y passer la tête et je vois d’abord des grands cartons bruns paraffinés remplis de marchandises aux noms bizarres qui s’entassent dans le grand entrepôt. J’ai emporté un petit dictionnaire anglais-français-anglais, une édition Tauchnitz de 1920.

 

Un soldat me montre un paquet de cigarettes, un vrai paquet de vingt CAMEL, pas un petit étui de cinq cigarettes comme ceux des « rations » et me dit « bred  », je regarde dans le dictionnaire, je ne trouve pas le mot « bred ». Je lui passe le dictionnaire et il m’y montre : bread, pain n.m.
Ah, il veut du pain ? Comment est-ce possible, avec toute cette nourriture qui l’entoure !

Je réfléchis, je prends le paquet de Camel et je lui dis « O.K. ! ». Je m’en vais en courant et je descends la rue jusque chez le petit boulanger auquel j’explique l’échange proposé. Il paraît hésitant puis s’enfonce dans son atelier, en revient avec un pain boulot qu’il emballe dans un papier brun de réemploi. Je lui donne les cigarettes en disant « O.K. » et le boulanger a l’air de trouver cela rigolo. Je reviens chez l’américain et lui remet le pain emballé, il le déballe, me dit une longue phrase incompréhensible, et montre le pain à ses copains !
C’est fort bien, tout cela, l’américain a son pain, le boulanger les cigarettes, et moi, je n’ai rien ?


L’américain me parle encore, peut-être veut-il me proposer quelque chose ? Si souvent j’avais entendu ma mère se plaindre : « Quand aurons-nous enfin de la farine convenable ? » Je reprends dictionnaire et lui montre : farine f, flour.
Le soldat le lit, dit quelque chose comme « fleur ». Il se lève va dans les stocks et revient avec un sac de toile blanche, portant la mention « FLOUR, WHEAT » et me le donne avec un sourire. Ne sachant comment dire « merci », je dis simplement « OK ».

Je reprends le dictionnaire et lui montre  sucre m, sugar.
L’américain me dit « chou guerre », ça me fait rigoler, puis m’apporte une boite en carton brun « SUGAR, BROWN » (c’était en effet du sucre de canne, inconnu chez nous).

L’américain me parle encore, je ne comprends pas, et je lui montre dans le dictionnaire  : riz m, rice
Et, de même, l’américain plonge dans les cartons et me donne  un sac de toile blanche portant « RICE ». Je lui dis « OK », et portant maladroitement ces colis, je lui tends la main, qu’il serre vigoureusement, en me disant quelque chose comme « Tout Moreau » !

Je retourne à la maison en courant, mes copains m’appellent mais je réponds « J’ai pas le temps ». Je montre fièrement ma récolte à maman « Voilà pour toi ! ». Elle s’exclame, hésite puis : « Je vais essayer de faire une tarte, il y a si longtemps ! ».

Elle s’affaire dans la cuisine, je la regarde, c’est un vrai spectacle, car en plus elle chantonne une chanson de Tohama… Puis je la laisse, et je me plonge dans le Tauchnitz, lisant tout haut les mots anglais, que je prononce sans doute très mal.

Après une heure ma mère m’appelle : « Viens voir ». Elle sort du four de la cuisinière à gaz une tarte au riz merveilleusement dorée. Je n’en avais jamais vu !
« Il faut la laisser refroidir et nous attendrons papa pour la découper ». Jamais je n’ai attendu mon père si impatiemment. Il est déjà tard quand il revient, accompagné d’un grand américain, un sergent aux trois chevrons avec un T, très jovial. Maman leur demande de s’asseoir à la table, et avec cérémonie, apporte la tarte au riz sur un beau plat. L’américain s’exclame :
« Oh, what a marvelous american pie ! ».

 


 

Mise à jour le Samedi, 13 Février 2010 08:32