Le Dictionnaire espagnol
Écrit par Albert Moxhet   
Dimanche, 20 Décembre 2015 10:15
14.00

Un conte d’hiver d’Albert Moxhet

Par l’intermédiaire de ce conte, Best of Verviers est heureux de présenter à ses lecteurs ses meilleurs souhaits de joyeux Noël et de bonne année 2016

 
  Les dictionnaires lui étaient familiers. Tout gamin, c’était pour lui un plaisir, lorsqu’il allait chez ses grands-parents, d’éplucher un vieux Larousse illustré dont les pages de garde montraient, en couleurs, les drapeaux de pays dont plusieurs avaient succombé dans la dernière guerre. Plus tard, à l’université, un de ses profs, académicien et littérateur réputé, avait dit avoir toujours un dictionnaire à portée de main ; cela devint pour lui aussi une habitude que l’irruption de l’informatique ne put effacer. Dans ses domaines spécifiques, il fut amené à rédiger, seul ou en collaboration, des ouvrages de ce type. Et comme il lui arrivait de faire des traductions, la planche des dictionnaires, dans sa bibliothèque, était lourdement chargée.

 

 


 

 

Un jour où il consultait son habituel dictionnaire espagnol-français, il fut surpris : en feuilletant rapidement les pages, il crut avoir vu une image. Or cet ouvrage n’était pas illustré. Intrigué, il revint en arrière et, en réalité, fit un bond dans les années. Sur une page de gauche, il lui sembla, en effet, voir apparaître, comme en surbrillance, le visage d’une jeune fille. « Mari-José Nadal ! », dit-il, stupéfait. Il replongeait plus de cinquante ans en arrière : Mari-José était membre du groupe de jeunes qui l’avaient accueilli et intégré dans leurs activités lorsqu’il avait séjourné à Madrid pour préparer son mémoire de licence – on dirait aujourd’hui master. Douce et réservée, Mari-José aimait la littérature et se destinait à des études dans cette voie.

 

Dans les jours suivants, à son grand étonnement, d’autres visages vinrent illustrer les pages jaunies de ce dictionnaire : Maripi, la fille de sa logeuse, qui, à quatorze ans, rêvait d’entrer dans les chœurs de la radio-télévision nationale. Il croyait savoir que ce rêve s’était concrétisé.  Et aussi Rori, sportive en diable, aimant la danse…

 

Peu à peu, dans la solitude de son bureau, il s’était habitué à voir s’inscrire brièvement, comme des photos en noir et blanc, ces portraits dans le haut d’une page paire de la partie espagnol-français de ce dictionnaire un peu fatigué. C’étaient toujours des visages féminins, aimables, comme prêts à entamer une conversation. Il s'agissait chaque fois de personnes avec qui il avait eu un bon contact : collègues, élèves, artistes à propos desquelles il avait écrit des articles. Et si le portrait souriant de sa défunte épouse se glissait régulièrement dans ces pages pour le moins magiques, d’autres images fort lointaines dans le temps lui apparaissaient sans qu’il en devine la raison. Souvent, d’ailleurs, il devait faire un effort de mémoire pour retrouver le nom à mettre sur un visage qu’il reconnaissait pourtant.

 

 

 

 

L’hiver s’était installé, pas encore la neige, mais un froid gris, humide, à vous donner le cafard. Il travaillait à la traduction d’un texte d’Indiens d’Amazonie défendant la survie de leur forêt contre l’invasion des pétroliers, lorsque, sur la page 1309 – une page impaire pourtant – s’inscrivit en couleurs un visage rayonnant d’un franc sourire. C’était celui d’une membre d’une association dont lui-même faisait partie dans une ville voisine. Il cherchait encore ce qui avait bien pu provoquer le changement survenu dans les habitudes de son dictionnaire lorsque le timbre de la porte d’entrée se signala discrètement. Il ouvrit et se trouva devant le visage dont il venait de quitter l’image. « J’ai essayé de te téléphoner, mais ton GSM doit être en panne. La réunion à laquelle je me rendais a été retardée de deux heures. Est-ce que je peux venir manger mes tartines avec toi ? » Avec elle, un rayon de soleil pénétra dans le long hiver du vieil homme.                     

Mise à jour le Dimanche, 20 Décembre 2015 11:01