La franc-maçonnerie verviétoise et la question sociale au XIX siècle: Partie 1 |
Écrit par Freddy Joris | ||||
Mardi, 01 Décembre 2009 20:58 | ||||
Je tiens à remercier l'un et l'autre très chaleureusement pour la confiance qu'ils m'ont faite à l'époque. Je n'étais pas franc-maçon alors, et je ne le suis pas davantage aujourd'hui. Comme je l'ai expliqué dans l'introduction de mon recueil paru fin 2008, j'ai choisi, j'insiste sur le mot, de rester à l'écart de cette société comme de toute autre après avoir été sollicité en janvier 1998. La proposition qui m’était faite m’avait enthousiasmé pourtant mais, peut-être suite à de malheureux concours de circonstances, je dus déchanter et après une triple désillusion je décidai de poursuivre mon chemin en solitaire.
1. Les premières années de l’indépendance
![]() La loge Le Travail Deux mondes encore à part donc, mais cela ne signifie pas pour cette maçonnerie engagée qu’est la maçonnerie verviétoise au XIXe siècle, un désintérêt pour la question sociale qui est particulièrement criante à Verviers dès les premières décennies du XIXe siècle, comme le décrit, notamment, le docteur Lepas en 1844. La surpopulation dans les quartiers ouvriers est alors inimaginable et les conditions d’hygiène ahurissantes. On prélève la substance des travailleurs dès leur plus jeune âge et jusqu’à l’épuisement au point d’en faire des hommes plus proches de la mort que de la vie, contraint six jours sur sept à plus de douze heures de bagne dans l’atmosphère chaude et humide de fabriques dangereuses et polluées. Illettrés, souvent alcooliques, sans droits politiques ni syndicaux, ils sont des milliers ainsi plongés dans un immense océan de misère physique et morale et à qui l’on dit de se résigner et de prier dans l’attente d’un monde meilleur dans l’au-delà, tout en tentant de les encadrer dans des casernes patronales : je songe aux Grandes Rames, première cité ouvrière en Europe, édifiée en 1808 par la firme Biolley pour y entasser 7 à 800 personnes soit cinq à six fois plus qu’aujourd’hui, à raison à l’époque de 4 à 5 personnes par chambre de 23 mètres carrés, voire plus si la famille était plus nombreuse.
![]() Je situerai en juin 1837 la première marque d’intérêt de la Loge en tant que telle pour la classe ouvrière, lorsqu’elle décide de fonder en souvenir d’un de ses membres décédés, Léon Simonis, un Prix des Maçons doté principalement par le Vénérable de la Loge le notaire Pierre Lys, par la veuve Simonis et par Edouard Biolley, frère du Sénateur Raymond Biolley qui est devenu, lui, le principal soutien du parti catholique naissant. Ce Prix des Maçons sera décerné pour la première fois en 1838 aux ouvriers qui suivaient, après leur journée de travail, les cours de l’école primaire du soir pour ouvriers et artisans. Cette école pour adultes venait d’être créée par la commune et fut une des toutes premières écoles officielles du genre en Belgique. Elle était dirigée par François Legrand, un des enseignants de l’Ecole industrielle et commerciale, l’ancêtre de l’Athénée Thil Lorrain, alors établie rue du Collège dans l’ancien couvent des Sépulchrines autour de la chapelle Saint-Lambert, là où se trouvent aujourd’hui le restaurant Opéra et l’Indiana Café dans des bâtiments reconstruits après l’incendie du collège en 1873. Alors âgé de 30 ans, François Legrand avait défendu la franc-maçonnerie dans le Journal de Verviers contre les attaques du quotidien catholique Le Nouvelliste en 1837, et il avait été avec un autre maçon, François Müllendorff, toujours en 1837, le rédacteur d’un hebdomadaire, le Journal des Travailleurs, qui fut le premier journal local à destination de la classe ouvrière mais qui ne vécut que six mois, de juillet à décembre 1837. Ce Journal des Travailleurs n’avait rien de revendicatif ni de socialisant. Voilà par exemple comment, en août 1837, il clôture un article relatif à l’inauguration du buste de Napoléon sur la pompe de la rue du Brou, buste offert par la firme Houget et Teston : Nous ne terminerons pas notre article sans faire remarquer aux travailleurs que MM Houget et Teston étaient, comme eux, de simples ouvriers qui se sont élevés par leur conduite, leur persévérance et leurs talents, au rang des premiers mécaniciens du pays. Trop souvent, l’ouvrier attribue sa misère à la fatalité et la fortune de ses semblables à une suite de causes fortuites, à un bonheur incessant. N’est-il pas plus juste de rejeter son état précaire sur son inactivité, son apathie, son inconduite et son incapacité ? Tout apprenti a dans sa main la clef d’un bon atelier, d’une bonne fabrique, disait dernièrement l’Espoir; nous ajouterons que, si tous les ouvriers ne sont pas appelés à devenir chef d’un établissement, ils peuvent au moins améliorer leur sort au moyen de l’instruction gratuite qui leur est offerte. Le Journal des Travailleurs faisait évidemment la promotion de l’école gratuite du soir pour les ouvriers mais il publia aussi en feuilleton, en septembre 1837, une sorte de défense de la philanthropie maçonnique due à celui qui fut par ailleurs en 1843 le premier photographe verviétois, Christophe Verdot, sous le titre Mon cousin Gilles ou le secret des francs-maçons. Ce texte fut republié l’année suivante en brochure aux frais de la Loge et des exemplaires de celle-ci furent distribués dans la classe ouvrière, selon Armand Weber. Voici ce que Verdot écrivait de la création du Prix des Maçons : Plus près de nous, la Loge de Verviers vient de publier, par voie des journaux, qu’elle fondait, annuellement, un prix de vertu, d’une somme de mille francs. Honneur à la Loge qui, la première, débute, ostensiblement, par un tel acte, dans la voie de la publicité. Il appartenait à une ville des plus industrielles de la Belgique d’apprécier toute la puissance d’un semblable encouragement. Ce dernier fait, connu grâce à la presse, doit suffire pour te prouver l’innombrable quantité d’actes pareils qui ont eu lieu mystérieusement, dans la persuasion que c’était contrevenir aux statuts d’en parler, même de les avouer. Cette erreur, du reste, se dissipe chaque jour, les francs maçons éclairés ne craignent plus d’être connus ni d’avouer qu’ils sont philanthropes autant qu’ils le peuvent ; cet aveu public, en les rendant plus respectables, les préserve eux-mêmes de faiblir, car ils sont au premier rang chez toutes les nations civilisatrices. Enfin, pour clore ce chapitre des premiers soutiens maçonniques en faveur de l’instruction populaire, je signale qu’en octobre 1844, la Loge vota encore un prix de 200 francs qui fut réparti entre les sept élèves les plus méritants de l’école gratuite du soir, chacun d’eux recevant 25 francs, soit l’équivalent d’un mois de salaire, des mains de Pierre Lys lors de la rentrée des classes.
![]() L’ancien local des maçons construit en Terre Hollande en 1833
2. Autour de 1848
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La loge Les Philadelphes depuis la rue de la Halle
Or en 1844, non seulement la Loge – dont le temple avait été édifié dix ans plus tôt – organise les élections et oriente certaines décisions du Collège communal, mais une douzaine de ses membres, sous le pseudonyme collectif de Gilles Potaie, assurent une rubrique politique dans le Journal de Verviers où ils popularisent des idées très progressistes en se penchant sur la question sociale de manière radicalement neuve pour l’époque : ils analysent les problèmes sociaux, le budget d’un ménage ouvrier, l’organisation du travail en remettant en cause l’absence de politique sociale digne de ce nom et en développant déjà des idées véritablement pré-socialistes. Parmi ces maçons avancés, outre François Müllendorff, je reviendrai sur les noms de Joseph Goffin et de Jean-Joseph Humblet, mais on peut aussi citer les futurs bourgmestres de Verviers Edouard Herla et Simon Lobet. ![]() Jean-Joseph Humblet
![]() Armand Weber Celui qui aurait posé lors de la réalisation de la statue Chapuis La suite donna d’autres arguments à Edouard Biolley, le frère de Raymond, pour ne plus fréquenter la Loge à laquelle il était encore resté fidèle dans les années ’30. En effet, si la Loge ne prépara pas directement les manifestation de septembre 1844 qui tournèrent à l’émeute, elle compta plusieurs de ses membres parmi les 22 personnes arrêtées et elle fit ensuite circuler des souscriptions pour payer les amendes auxquelles les meneurs furent condamnés à l’issue de ce qui fut le premier soulèvement populaire à Verviers depuis la révolution. Rien d’étonnant donc à ce que l’on voie la Loge, désormais dominée par les discussions politiques et sociales, consacrer trois tenues en mars, mai et juin 1845 à étudier les moyens d’organiser les ouvriers en associations sous la forme de corporations ou de compagnonnages, mais ce fut sans doute pour conclure, à en juger par ce qu’écrivit Gilles Potaie ensuite dans le Journal de Verviers, que ce genre de projet était encore prématuré. En fait, il n’y a pas unanimité dans la Loge autour de la question sociale et cela va éclater en 1848 lorsque quatre maçons, à nouveau Humblet, Goffin, ainsi que l’industriel Hector Mottet et un rentier, Hyppolite De Steiger, créent un club républicain, démocrate et socialisant qui réclame le suffrage universel et tente de s’appuyer sur la classe ouvrière. Quand Humblet et Goffin perdent en conséquence leur emploi de professeur à l’Ecole industrielle et commerciale par un vote du Conseil communal, cinq maçons votent pour leur exclusion de l’Ecole, et deux seulement s’y opposent, mais cette proportion au sein du Conseil communal ne reflète pas celle au sein de la Loge verviétoise. Aussi longtemps que Joseph Goffin y sera encore actif, c’est-à-dire durant dix ans, les maçons les plus modérés parmi les Philadelphes y seront en effet dominés par les plus radicaux et parmi ceux-ci, Goffin et de Steiger prennent fait et cause pour une réforme sociale en profondeur. A partir de 1850 et jusqu’en 1855, Goffin, devenu journaliste, publie un quotidien, La Réforme, qui défend le suffrage universel, et de Steiger, lui, publie durant un an un bihebdomadaire à destination de la classe ouvrière, Le Journal du Peuple, d’orientation franchement présocialiste à un moment où les ouvriers verviétois ne se sont pas encore pris en charge eux-mêmes. Le Hervien Louis Rigot y publie par exemple en septembre 1850 un Manifeste démocratique commençant ainsi : Hommes du peuple ! Hommes du prolétariat ! Travailleurs de tous les états ! Ne l’oubliez pas, ce qui fait la richesse d’un pays, c’est votre travail, ce sont vos bras, c’est vous ! Ce qui fait la puissance, la force vive d’une nation, c’est vous. Comme les privilégiés du jour, vous avez donc le droit, hommes du peuple, de déclamer votre part aux profits communs. En 1853, la Loge, dont le vénérable est alors Humblet, vote un subside de 500 francs en faveur de La Réforme, ce qui entraîne le départ de plusieurs maçons modérés car La Réforme ne cache pas sa proximité idéologique avec les premiers penseurs socialistes, comme elle l’écrit en 1850 : Tout ce que savent les socialistes, c’est que la masse souffre; comme eux nous le savons ; comme eux nous cherchons le remède possible, praticable aux souffrances communes […] et si notre désir impérieux de voir cesser le mal nous fait appeler « socialistes », nous nous en ferons gloire.
En 1856, la Loge soutient Joseph Goffin dans le conflit qui l’oppose au Grand-Maître du Grand-Orient de Belgique, Théodore Verhaegen, qui est aussi un des principaux dirigeants des libéraux conservateurs à Bruxelles et ancien président de la Chambre. Celui-ci a désavoué un discours particulièrement extrémiste prononcé par Goffin devant la Loge de Liège, discours que Goffin s’est empressé de publier in extenso ensuite dans son journal puis en brochure, rompant toute discrétion maçonnique. Cette fois, les derniers modérés qui fréquentaient encore la Loge abandonnent celle-ci à l’issue d’une réunion où on discute des moyens de combattre la pauvreté en augmentant les salaires, et ils créent une Loge dissidente baptisée les Amis du Progrès. A suivre. |
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Mise à jour le Mardi, 01 Décembre 2009 21:48 |