L'Homme de Londres
Écrit par Jean Wiertz   
Mardi, 21 Juillet 2009 20:45

 

Film de Bela Tarr (Hongrie 2007), d’après le roman de Georges Simenon

 

Du haut de sa tour, un aiguilleur observe le bateau de nuit, en provenance de Londres, qui se vide lentement de ses quelques passagers. La plupart regagnent un train à quai, après un contrôle succinct par des agents de la douane. L’attention de l’aiguilleur est attirée par deux passagers restés sur le pont, et dont l’un tient une valise.

L’autre quitte le navire, passe par la douane et rejoint la digue de l’autre côté du bassin, où son complice lui lance la valise, avant de quitter le bateau à son tour.

 Peu après, l’aiguilleur voit les deux hommes se disputer sur la digue. L’un d’eux tombe à l’eau avec la valise. L’aiguilleur néglige de donner l’alerte, et l’assassin entre dans un café…

 

Le monde, tel que nous le décrit Bela Tarr, est celui du refus de l’illusion : pas de croyance, pas d’idéal, pas d’absolu qui puisse donner cohérence à notre existence. Ses personnages regardent comme hébétés le monde qui les entoure, dont ils se sentent comme exclus, et qui à son tour les ignore.

Ainsi, un long plan nous montre l’aiguilleur parcourir la digue, puis disparaître du champ. Nous devinons qu’il sonde les eaux pour récupérer la valise. Et pendant qu’il pose le geste qui va fracturer son existence et en modifier le dessein, nous ne voyons que les lueurs éparses des réverbères, nous n’entendons que le ressac sur les murs de la digue, nous ne percevons que l’indifférence du monde.

Le bateau, le train, les vagues, et plus tard la ruelle, le potage, la chambre, le vent, tout nous paraît étrange, irréel, angoissant. L’impression qui se dégage de ces images nous rappelle les célèbres pages de « La Nausée » de Jean-Paul Sartre, qui nous décrivent le désarroi de l’homme devant un monde qui n’a pas besoin de lui, et où il n’est que le fruit du hasard.

Pour nous faire percevoir cette angoisse, Bela Tarr use de très longs plans séquence ; son film, qui dure plus de deux heures, ne comporte qu’une trentaine de plans, tous magnifiquement cadrés, où de lents mouvements d’appareil sont réglés au millimètre.Ce cinéma de la contemplation a un autre effet sur le spectateur : celui d’e nous attacher à ces personnages sans éclat, qui forment le terreau immuable de l’humanité, et dont les désirs et peurs nous sont rendus dans leur durée réelle, sans être exprimés verbalement, le film étant quasi dépourvu de dialogues.

 

Le réalisateur a quelque peu déréalisé l’univers qu’il nous décrit ; les séquences à fort contenu émotionnel (disputes, empressement des vendeurs de fourrures,…) sont surdramatisées, comme s’il voulait rendre compte de l’impact de ces épisodes sur l’aiguilleur, personnage plutôt solitaire et peu habitué à la vie en société. Les références temporelles et géographiques du roman (l’action se déroulait à Dieppe, pendant les années 30) sont gommées : la localisation de la gare maritime n’est pas citée ; la distribution internationale (Miroslav Krobot est tchèque, Tilda Swinton anglaise, Janos Derszi hongrois…) est doublée par des voix de diverses nationalités, conférant au français parlé dans le film les accents divers qu’on peut rencontrer dans les cités cosmopolites d’aujourd’hui.

Il opère également des glissements de son d’une séquence à l’autre. Par exemple, la très belle séquence où l’aiguilleur se met au lit, et où son épouse vient refermer les persiennes de sa chambre, est sonorisée par le bruit d’un outil, analogue à celui du couperet d’un boucher débitant une pièce de viande, montré dans une séquence ultérieure.

Ainsi, les images du bonheur que le film véhicule sont constamment altérées par l’idée que nous vivons aux dépens des autres êtres vivants, et que nous ne pouvons oublier la souffrance des autres.L’univers de Bela Tarr est un univers désenchanté. L’homme y est appelé à épouser sa destinée, à vivre ses espoirs, ses craintes, ses joies et ses peines, le mal et la compassion, sans rien d’autre en retour que quelques instants fugaces de bonheur.

Le réalisateur hongrois confère à cette destinée une sorte de grandeur tragique, qui  laisse muet d’admiration.« L’homme de Londres » a été présenté au festival de Cannes en 2007, et est sorti en France en septembre 2008. Comme il s’agit ici d’une adaptation d’un roman de Georges Simenon, il nous reste à espérer que ce film sera un jour exploité en salle : les somptueuses images en noir et blanc créées par Bela Tarr ne pourront donner leur pleine mesure que sur grand écran.

Pour vous aider à patienter : le film fait déjà l’objet d’une édition DVD au Royaume Uni, chez « Artificial Eye », et on peut se le procurer via la boutique en ligne www.potemkine.fr.

 

Mise à jour le Mardi, 21 Juillet 2009 08:35